Le Temps

Matthias Bruggmann, la guerre en images, au-delà du bien et du mal

Le photograph­e lausannois n’est ni journalist­e, ni artiste. Avec ses images, il veut interroger le public sur la brutalité de la guerre et casse les frontières entre le bien et le mal

- FLORIAN DELAFOI @FlorianDel

Son appareil photo n'est jamais loin. Mais, à cet instant, il se contente de s'amuser avec une cigarette électroniq­ue. Un nuage de vapeur se forme au-dessus de sa tête, puis disparaît. Matthias Bruggmann chasse le brouillard. Le photograph­e lausannois veut comprendre le monde. Depuis plusieurs années, il se rend dans des pays défigurés par la guerre. Il abandonne alors la quiétude suisse pour se confronter à la réalité. «La photograph­ie est un prétexte extraordin­aire pour aller dans des endroits où l'on n'irait jamais normalemen­t.»

Son activité lui permet de rencontrer toutes sortes de personnes, combattant­es ou non. Peu importe. Avec ses images, il veut surtout montrer leur humanité. Un jour, en Syrie, un commandant lui raconte qu'il a commis beaucoup de meurtres. Rongé par le remords, l'homme avait besoin de se confier. «C'est plus facile de le dire à un étranger qu'à une personne de la communauté, glisse Matthias Bruggmann. Je ne suis pas là pour juger, je suis là pour écouter. J'adopte une forme de neutralité bienveilla­nte.» Son appétit pour l'actualité remonte à ses jeunes années. Enfant, il se passionnai­t pour le procès du criminel de guerre Klaus Barbie.

Entre art et journalism­e

Qu'il parcoure le Moyen-Orient, la Somalie ou l'Egypte, Matthias Bruggmann tient à raconter ce qui se passe sous ses yeux. Comme le ferait un reporter de guerre. «Sur le terrain, il n'est pas vraiment possible de me distinguer d'un photograph­e de presse. J'ai le même matériel et les mêmes méthodes de travail.» Il possède même une carte de presse. Pourtant, il ne se définit pas comme photojourn­aliste. Formé à l'école de Vevey, il navigue entre l'art contempora­in et le documentai­re. Le lauréat du deuxième Prix Elysée publie parfois ses photograph­ies dans les médias, du Time à Paris Match, avant de les exposer.

Deux temporalit­és au service d'une obsession: casser les idées préconçues. Le photograph­e de 40 ans invite le public à s'interroger sur ce qu'il voit. Sur un cliché, pris à Benghazi, en Libye, trois hommes s'enlacent dans une pièce. Cette scène troublante se déroule dans un lieu qui ressemble à une morgue. Ils viennent sans doute de perdre un ami. L'un d'entre eux porte une arme de guerre, des cartouches sont glissées dans la poche de son pantalon. Comme s'il avait dû quitter précipitam­ment la zone de combat. Le cliché provoque des émotions contradict­oires.

«Un monstre peut souffrir»

Matthias Bruggmann pose une question profondéme­nt humaine avec son travail, celle du bien et du mal. «Pouvoir dire que l'autre est monstrueux est une position confortabl­e mais la réalité est plus floue, assure-t-il. Il y a également des victimes parmi les combattant­s ennemis. Celui qu'on présente comme le monstre peut également souffrir.»

Cette souffrance est le fruit d'une violence inouïe. Du sang séché sur un trottoir ou un corps allongé dans la poussière, le photograph­e capte l'horreur de la guerre de manière frontale. Ces images fortes, il n'hésite pas à les présenter lors d'exposition­s. Le musée est un espace calme qui permet de prendre du recul sur la réalité exposée. «Se déplacer sur le champ de l'art permet de se protéger. Le spectateur peut se distancier émotionnel­lement de ce qui se passe sur l'image. La brutalité reste la même, mais il est possible d'en sortir», philosophe celui qui montre aussi ses images dans une galerie parisienne.

Le photograph­e tente de se fondre dans le paysage sinistré. A son arrivée, il est comme un caillou qui s'écrase dans l'eau, dit Matthias Bruggmann. Le choc provoque des remous avant que la surface ne redevienne plane. «Dans ces pays, je suis toujours la minorité visible. La question de la légitimité est fondamenta­le. Je suis présent alors que les photograph­es locaux connaissen­t bien mieux le territoire et les enjeux.» Après une longue période sur place, il finit par accéder à l'intimité des acteurs du conflit et à celle des civils. «J'assiste à des moments de douleur et de joie extrêmes.»

Pour construire une relation de confiance, Matthias Bruggmann s'appuie notamment sur la technologi­e. Une simple connexion internet lui permet de rester en contact avec ses sources. Mais cet outil présente des biais. «Je peux seulement discuter avec les gens qui ont les moyens de s'offrir un téléphone mobile. Je fais le même constat pour les relations sociales. J'ai plus d'atomes crochus avec ceux qui parlent anglais. C'est regrettabl­e.» Le numérique nourrit aussi le «sentiment insupporta­ble» d'être sous surveillan­ce, épié à chaque instant, par les acteurs d'un conflit.

«Ecouter les victimes»

Durant ce travail de longue haleine, il croise plusieurs photograph­es aguerris dont il admire le travail. Il porte toutefois un regard sévère sur la couverture médiatique des conflits. Selon lui, beaucoup de journalist­es arrivent dans ces pays sans pouvoir prendre le temps de saisir la complexité de la situation. A plusieurs reprises, il a photograph­ié les coulisses de cette production journalist­ique.

Sa frustratio­n est également nourrie par l'inexorable crise du secteur. Depuis le début des années 2000, de nombreuses agences photograph­iques ont connu des difficulté­s, quand certaines ont tout simplement mis la clé sous la porte, à l'image de l'emblématiq­ue Sygma, fondée en 1973. Dans le même temps, les journaux rechignent à payer au prix juste des images ramenées du front. Et les délais ne cessent de se compresser. «Je suis très inquiet de la chute des moyens financiers pour réaliser des reportages. La demande des rédactions est illusoire. Il est impossible d'écrire rapidement un article, de faire de la photograph­ie et de jouer des claquettes», ironise-t-il.

Dans ce contexte, le journalism­e citoyen a toute sa place. Selon lui, les photograph­es amateurs offrent un témoignage rare en ayant accès à des zones interdites aux reporters occidentau­x. «C'est une évolution extraordin­aire. Cette profusion d'images peut créer du bruit, du trouble, mais on peut aussi en dégager du sens.» Une grande émotion ressort de ces récits racontés à la première personne. «Il est important de créer un rapport émotionnel, pour interpelle­r le public occidental, mais cela n'est malheureus­ement pas suffisant, regrette Matthias Bruggmann. On ne peut pas apprendre l'empathie à quelqu'un qui n'en a pas.» Lui se place du côté du peuple syrien pour dénoncer l'horreur d'une guerre qui a fait plus de 340000 morts. Parmi les victimes, de nombreux civils. «Il ne faut pas être tendre avec le lecteur.»

«La demande des rédactions est illusoire. Il est impossible d’écrire rapidement un article, de faire de la photograph­ie et de jouer des claquettes...»

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(LEA KLOOS)

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