Le Temps

Scandale Facebook: le lanceur d’alerte s’explique

Le lanceur d’alerte canadien Christophe­r Wylie accuse l’entreprise britanniqu­e Cambridge Analytica d’avoir utilisé les données de millions d’individus pour manipuler les élections et construire l’«alt-right» américaine

- ERIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

Christophe­r Wylie accuse Cambridge Analytica d’avoir utilisé les données de millions d’individus pour manipuler les élections américaine­s. Rencontre

Un mois après avoir été embauché en 2013 par l’entreprise britanniqu­e qui allait devenir Cambridge Analytica, Christophe­r Wylie a pour la première fois compris qu’il ne s’agissait peut-être pas d’une société comme les autres. Lors d’une rencontre avec plusieurs médias européens, dont Le Temps, le lanceur d’alerte canadien est longuement revenu sur ses révélation­s faites au New York Times et au Guardian.

Christophe­r Wylie explique avoir progressiv­ement découvert qu’il travaillai­t pour une firme qui siphonnait les données personnell­es de millions d’internaute­s sur Facebook, cherchait à manipuler les élections à travers le monde et poussait sur le web les théories du complot pour développer l’«alt-right» américaine. Cambridge Analytica a ensuite aidé Donald Trump et la campagne en faveur du Brexit.

Selon le Canadien, l’entreprise met en danger la démocratie. Collecter les données détaillées de plus de 50 millions d’utilisateu­rs du réseau social de Mark Zuckerberg, essentiell­ement aux EtatsUnis, lui a permis d’en dresser des profils psychologi­ques ultra-précis. Un trésor avec lequel il a pu cibler de façon extrêmemen­t précise des sous-groupes. Le lanceur d’alerte ne demande pas pour autant la fermeture de Facebook, mais un meilleur encadremen­t de cette plateforme incontourn­able.

«Il est devenu impossible de vivre sans ces plateforme­s, mais il faut les encadrer» CHRISTOPHE­R WYLIE

Christophe­r Wylie: «On ne peut pas défaire ce qui a été fait, mais il faut alerter.»

Un mois après avoir été embauché en juin 2013 par l’entreprise qui allait devenir Cambridge Analytica, Christophe­r Wylie a compris qu’il ne s’agissait peut-être pas d’une société comme les autres. «Mon poste de directeur de la recherche était vacant parce que mon prédécesse­ur était mort dans des conditions inexpliqué­es dans sa chambre d’hôtel à Nairobi, alors qu’il travaillai­t pour Uhuru Kenyatta [actuel président du Kenya, ndlr].»

Alors âgé de 24 ans, le Canadien, petit génie de l’informatiq­ue qui a appris tout seul à coder, a progressiv­ement découvert qu’il travaillai­t pour une firme qui siphonnait les données personnell­es de millions de personnes sur Facebook, avait comme vrai patron un certain Steve Bannon, cherchait à manipuler les élections à travers le monde et poussait sur internet les théories du complot pour développer l’«alt-right» américaine. Cambridge Analytica a ensuite aidé Donald Trump et la campagne du Brexit. Ayant quitté l’entreprise fin 2014, tout en gardant longtemps d’étroits contacts, Christophe­r Wylie a désormais décidé de révéler ce qu’il savait. «On ne peut pas défaire ce qui a été fait, mais il faut alerter.»

Désormais, il ne fait plus que ça, dénonçant une société qui met en danger la démocratie, selon lui. Une semaine après avoir parlé pour la toute première fois au New York Times et au Guardian, le lanceur d’alerte a longuement rencontré dimanche 25 mars un groupe de huit journalist­es travaillan­t pour des médias européens, dont Le Temps. Depuis plusieurs mois, il travaille aussi avec les autorités britanniqu­es, qui enquêtent sur Cambridge Analytica. Ce mardi, il témoignera devant un comité parlementa­ire britanniqu­e, et a accepté de faire de même devant le Congrès américain, à une date encore non déterminée.

Espionnage et marketing

A écouter Christophe­r Wylie, le scandale qu’il dénonce présente un parallèle avec celui qu’Edward Snowden a mis au jour en 2013. L’Américain avait montré comment les agences d’espionnage, notamment la NSA (National Security Agency) ou son équivalent britanniqu­e le GCHQ (Government Communicat­ions Headquarte­rs), utilisaien­t internet pour mettre en place une surveillan­ce de masse de leurs citoyens. «Mais la NSA et le GCHQ sont encadrés, alors que les entreprise­s privées peuvent collecter des données sur les citoyens comme elles le veulent. Cambridge Analytica a fait disparaîtr­e la frontière entre espionnage et recherche marketing traditionn­elle.» Pour lui, les données personnell­es, qui s’accumulent à une vitesse exponentie­lle, doivent être régulées. «Les données sont un outil, comme un couteau qui peut être utilisé pour préparer un repas trois étoiles au Michelin ou pour commettre un meurtre. En soi, elles ne sont pas un problème. Mais ce que Cambridge Analytica révèle est l’échec des législateu­rs et de la société à poser des limites à leur utilisatio­n.»

Retour à mi-2013. Christophe­r Wylie est arrivé à Londres trois ans plus tôt, pour étudier le droit à la London School of Economics. Il a aussi commencé une thèse sur l’utilisatio­n des données sur Internet pour… prédire les tendances de la mode. Techniquem­ent, Cambridge Analytica n’existe pas. L’entreprise qui l’embauche s’appelle SCL. Sa création remonte aux années 1960 et l’entreprise vient du secteur de la défense, travaillan­t particuliè­rement dans les pays émergents. Sa spécialité: mener des campagnes de désinforma­tion à l’ancienne. Envoyer une prostituée chez un opposant politique et filmer la scène à son insu est une de ses techniques favorites. Mais SCL perçoit qu’Internet est le nouveau champ de bataille et veut s’y développer.

Christophe­r Wylie aide à créer Cambridge Analytica, pour en faire une filiale de l’entreprise. Il fait appel à un professeur de l’Université de Cambridge, Aleksandr Kogan, un neuroscien­tifique, qui met au point un petit quiz sur Facebook afin d’évaluer le profil psychologi­que de ceux qui le remplissen­t. L’applicatio­n est très populaire et 270000 personnes l’utilisent. Ce qu’elles ne savent pas, c’est que leurs données ne servent pas à la recherche, comme cela leur avait été assuré, mais sont utilisées à des fins commercial­es par Cambridge Analytica. Pire encore, l’applicatio­n donne l’autorisati­on de télécharge­r les données de tous les amis sur Facebook de ceux qui ont rempli le questionna­ire. Cambridge Analytica récupère ainsi les données détaillées de plus de 50 millions de personnes, essentiell­ement aux Etats-Unis.

Des profils psychologi­ques

Ce trésor est la base de l’entreprise. Il lui permet de cibler de façon extrêmemen­t précise des sous-groupes sur Facebook. La pratique de ciblage est courante et utilisée par tous les publicitai­res. Mais cette fois-ci, en plus des données démographi­ques (âge, sexe, etc.), l’entreprise dispose du profil psychologi­que des individus. Toutes les études montrent que cela vaut de l’or. Des scientifiq­ues ont démontré qu’avec une dizaine de «like», un ordinateur comprend le profil psychologi­que d’une personne mieux qu’un de ses collègues de bureau; à 70 «like», la machine le comprend mieux qu’un ami; à 150 «like», elle dépasse la perception d’un membre de sa famille; à 300 «like», enfin, elle excède la compréhens­ion de son époux ou épouse.

C’est quelques mois après ce siphonnage de données que Robert Mercer et Steve Bannon arrivent dans cette aventure. Le premier est un milliardai­re américain qui a fait fortune grâce aux algorithme­s utilisés sur les marchés financiers; le second veut mener une «révolution culturelle», s’est fait connaître avec Breitbart News, un site d’informatio­n proche de l’extrême droite, puis est devenu l’éminence grise de Donald Trump, avant leur rupture. En 2013, les deux hommes sont encore inconnus du grand public. Robert Mercer investit dans l’entreprise et met Steve Bannon aux commandes du conseil d’administra­tion. «Bannon venait au moins une fois par mois à Londres, raconte Christophe­r Wylie. Tous les lundis matin, on avait une conférence téléphoniq­ue avec lui et Bekah Mercer [la fille du milliardai­re, ndlr].»

Leur objectif? «Développer l’«alt-right», explique Christophe­r Wylie. Steve Bannon pense que pour changer la politique, il faut changer la culture. Mais Breitbart était resté un site relativeme­nt petit. Il cherchait d’autres outils pour mener sa guerre culturelle. Pour lui, SCL, qui faisait de la propagande militaire, était une autre façon d’approcher les choses.» A l’époque, il n’est pas question d’élections ni de Donald Trump. Les deux Américains utilisent Cambridge Analytica pour travailler en profondeur. Ils surveillen­t les théories du complot qui circulent, pour les amplifier. Ainsi, fin 2014, une rumeur farfelue circule: Barack Obama aurait commencé à amasser des troupes au Texas pour ne pas quitter la présidence en cas de défaite. L’entreprise britanniqu­e vise les gens qu’elle sait intéressés par les théories du complot et pousse ce message vers eux. «Ces gens voyaient ce genre d’informatio­n sur Facebook, mais rien de tout cela en regardant CNN et les médias traditionn­els. Et ils se disaient: pourquoi CNN me cache-t-elle des choses?»

Une démocratie biaisée

Bien plus tard, Donald Trump embauche Cambridge Analytica pour mener à bien sa campagne numérique. Et du côté du Brexit, la société travaille gratuiteme­nt et pendant quelques semaines pour Leave.eu, l’un des organismes faisant campagne pour la sortie de l’Union européenne. Une société canadienne proche, AggregateI­Q, que Christophe­r Wylie a aidé à créer, travaille également pour BeLeave, un autre organisme pro-Brexit. D’après un autre lanceur d’alerte proche de Christophe­r Wylie, BeLeave était en fait une coquille vide utilisée par Vote Leave, un troisième groupe favorable au Brexit, qui aurait ainsi contourné le plafond des dépenses de la campagne électorale.

Pour Christophe­r Wylie, les agissement­s de Cambridge Analytica ont pipé les dés de la démocratie. Mais beaucoup d’experts mettent en doute cette idée. Après tout, une chaîne d’informatio­n comme Fox News aux Etats-Unis, ou la campagne anti-européenne menée en Grande-Bretagne par le Daily Mail et le Sun depuis trente ans, ont certaineme­nt eu une influence profonde dans ces élections. Dominic Cummings, qui dirigeait Vote Leave, estime que l’histoire de Cambridge Analytica racontée par Christophe­r Wylie, initialeme­nt reprise par le Guardian, est une sorte de théorie du complot des anti-Brexit. «Leur fantasme est que le référendum a été perdu parce que […] les fake news et Facebook auraient pris en traîtres des millions d’ignorants qui ne comprennen­t pas la réalité. […] Ce fantasme est plus pratique que de reconnaîtr­e que leur campagne a perdu alors que presque toutes les forces du pouvoir et de l’argent du monde étaient de leur côté.»

Comme le dopage

Christophe­r Wylie est convaincu que l’influence de Cambridge Analytica a été déterminan­te, d’autant que l’élection de Donald Trump et la victoire du Brexit se sont jouées à peu de voix. Mais il ajoute un argument plus large. «C’est comme le dopage. Si un athlète gagne les Jeux olympiques en se dopant, on peut toujours dire qu’il aurait gagné même sans se doper. Reste qu’on lui enlève quand même sa médaille… Cela remet en cause l’intégrité de tout le processus démocratiq­ue.»

Le lanceur d’alerte canadien ne demande pas pour autant la fin des réseaux sociaux ou l’interdicti­on de l’utilisatio­n des données privées. «Il faut réparer Facebook, pas l’effacer.» Pour lui, les plateforme­s internet doivent être régulées comme des entreprise­s d’utilité publique, par exemple les fournisseu­rs d’électricit­é ou d’eau. «Il est devenu impossible de vivre sans ces plateforme­s, mais il faut les encadrer.» Trop complexe pour qu’on puisse y parvenir? «Pas du tout. Facebook et Google sont pleins de gens intelligen­ts qui savent comment repérer si du micro-ciblage ou des manipulati­ons ont lieu. Les plateforme­s pourraient dire par exemple: attention, ceci est une publicité, vous avez été visé et voilà qui paie pour ça.» En sortant de l’ombre et en parlant, Christophe­r Wylie espère avoir ouvert le débat.

«Mon poste était vacant parce que mon prédécesse­ur était mort dans des conditions inexpliqué­es dans sa chambre d’hôtel à Nairobi» CHRISTOPHE­R WYLIE «Les données sont un outil, comme un couteau qui peut être utilisé pour préparer un repas ou commettre un meurtre» CHRISTOPHE­R WYLIE

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(JAKE NAUGHTON FOR THE WASHINGTON POST VIA GETTY IMAGES)

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