Le Temps

«Nous affrontons un Etat brutal, qui met l’unité de l’Espagne au-dessus de tout»

- FRANÇOIS MUSSEAU, ENVOYÉ SPÉCIAL À BARCELONE

L’arrestatio­n de Carles Puigdemont, après celle de nombreux leaders indépendan­tistes, irrite de nombreux Catalans, qui dénoncent le caractère disproport­ionné de la répression. La loi espagnole punit par exemple plus sévèrement la rébellion que l’assassinat

Ses yeux sont injectés d'une colère brûlante. Ce jeune ouvrier préférant garder l'anonymat explose: «Contre l'Etat espagnol oppresseur, il faut monter des barricades, sans bien sûr attenter à la vie de personne.» Pour cet indépendan­tiste de la première heure, l'Espagne est une dictature qui ignore la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.

Dimanche après-midi, peu après l'arrestatio­n en Allemagne de l'ancien chef de l'exécutif régional Carles Puigdemont, l'homme s'est précipité dans la rue. La rage au ventre, lui et des centaines d'autres militants se sont plantés devant la délégation espagnole. Là, des confrontat­ions ont eu lieu avec des policiers, faisant 37 blessés et donnant lieu à trois interpella­tions.

Dans une petite rue du quartier barcelonai­s de Gracia, le militant raconte: «Les agents ont lancé leur fourgonnet­te contre nous, ils ont tiré avec leurs balles en caoutchouc… Tout cela contre un peuple qui demande à obtenir sa liberté! Si ce n'est pas un Etat policier, qu'est-ce que c'est?»

Un mélange de révolte et de tristesse

Ce militant radical est loin de représente­r la majorité des séparatist­es catalans, qui ne constituen­t euxmêmes qu'une moitié des 7,5 millions d'habitants de la province. Mais, depuis la détention de leur chef de file Carles Puigdemont, beaucoup ressentent un mélange de révolte et de tristesse.

A l'instar du placide musicien Francesc Muñoz, la soixantain­e, qui, sur la place de Catalogne à Barcelone, vend des drapeaux catalans. «Nous avons toujours été un peuple tranquille et de consensus, assure-t-il. Mais en face, nous avons un Etat brutal, qui place l'unité de l'Espagne au-dessus de tout. Si les Etats européens continuent de soutenir l'Espagne, je préfère aussi me passer de l'Europe.»

Une grande quantité de Catalans sont sur des charbons ardents. «Beaucoup ressentent de la douleur et de l'indignatio­n face aux manoeuvres judiciaire­s espagnoles, même ceux qui n'approuvent pas forcément la stratégie jusqu'au-boutiste des indépendan­tistes», estime le chroniqueu­r Jordi Juan. Outre l'interpella­tion de Carles Puigdemont, le juge du tribunal suprême Pablo Llarena a poursuivi formelleme­nt vendredi 25 leaders indépendan­tistes, dont 12 pour «rébellion», l'une des pires charges du Code pénal espagnol, synonyme de 30 ans de prison. Ce même jour, le magistrat a lancé des mandats d'arrêts et envoyé en prison cinq personnali­tés sécessionn­istes. Marta Rovira, la secrétaire générale d'Esquerra, l'un des deux grands partis séparatist­es, a préféré se réfugier à Genève pour éviter la prison, comme l'avait déjà fait Anna Gabriel, du mouvement anticapita­liste et séparatist­e CUP, elle aussi poursuivie par le tribunal suprême de Madrid.

Pas d’actes de violence du côté des dissidents

Ce qui choque principale­ment de nombreux Catalans, c'est la disproport­ion entre les faits reprochés et les sanctions judiciaire­s, derrière lesquelles se dissimule le chef du gouverneme­nt, Mariano Rajoy. «A l'heure actuelle, il y a environ 900 procédures lancées contre des catalanist­es, proteste Mireia Boya, une des trois têtes visibles de la CUP. C'est une atteinte massive aux droits de l'homme.»

«Ce qui est gravissime, c'est qu'une prétendue démocratie de l'Union européenne veuille juger des hommes politiques pour rébellion, alors même qu'il n'y a pas eu d'actes de violence de la part des dissidents. La justice ici ne tient pas compte du droit internatio­nal», confie en privé Elisenda Paluzie, la toute nouvelle présidente de l'Assemblée nationale de Catalogne (ANC), un mouvement citoyen sécessionn­iste à l'origine de la plupart des protestati­ons de rue.

Cette professeur­e d'économie à l'Université de Barcelone est parfaiteme­nt consciente des risques qu'elle prend: son prédécesse­ur Jordi Sanchez est en détention préventive depuis cinq mois dans une prison madrilène. «Un leader associatif accusé de rébellion, qui risque 30 ans de réclusion, soit 10 ans de plus que pour un assassinat, s'insurge-t-elle. La justice espagnole marche sur la tête!»

«Si les Etats européens continuent de soutenir l’Espagne, je préfère aussi me passer de l’Europe» FRANCESC MUÑOZ, MUSICIEN

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