Un déjeuner diplomatique avec Bolton
Moins de cent jours (!) après mon arrivée à la tête de la Direction des organisations internationales au DFAE, je devais participer à la réunion de printemps de 1992 du Groupe de Genève. Cet organe consultatif informel a été créé en 1964 à la suite d’une initiative américaine et britannique, ces deux pays en assumant la présidence. Il s’agissait pour les Etats gros contributeurs au budget de l’ONU et des institutions spécialisées de se concerter pour faire pièce au Groupe des 77 que venaient de constituer les pays en développement. Par gros contributeur, on entend les pays versant au moins un pour cent du budget de l’ONU à titre de contribution obligatoire ou volontaire. Non membre de l’ONU, la Suisse était invitée parce qu’elle participait aux programmes de développement de l’ONU et était membre des institutions spécialisées, OMS, OIT, etc. L’objectif est d’orienter les budgets des organisations internationales, d’éviter le gaspillage, d’encourager les bonnes pratiques et de limiter la croissance des dépenses.
Les réunions ont lieu au siège de la Mission américaine à Genève. L’événement cette année-là tenait à la participation, pour la première fois, d’une délégation de la Fédération de Russie. C’était un signal politique dans le nouveau contexte international marqué par la fin de l’Union soviétique. Nous allions oeuvrer ensemble, en tant que bailleurs de fonds, à la maîtrise des finances de l’ONU.
La présence russe donnait un cachet exceptionnel à cette réunion. La plupart des hauts fonctionnaires chargés de la politique de leur pays vis-à-vis de l’ONU s’étaient rendus à Genève pour l’occasion. C’était pour moi la possibilité de rencontrer mes homologues et d’établir des contacts personnels utiles. La Suisse donnait traditionnellement une réception en l’honneur des délégués. Devais-je accueillir en plus, lors d’un déjeuner, le héros de la fête, le chef de la délégation russe?
J’ai opté pour recevoir plutôt le secrétaire d’Etat adjoint aux organisations internationales du Département d’Etat américain. Les échanges avec Washington étaient rares. L’attitude des Etats-Unis à l’égard de l’organisation faisait problème et je souhaitais savoir ce qu’il en était. Mon interlocuteur s’appelait John R. Bolton et nous avons noué des rapports de confiance.
Comme on le sait, M. Bolton vient d’être nommé conseiller pour la sécurité nationale du président Trump, provoquant l’horreur et l’effroi dans les chancelleries et les rédactions. C’est incontestablement un faucon, un conservateur radical (mais pas un néoconservateur), qui a une vision de la puissance et de la souveraineté américaines, hostile a priori aux contraintes de la coopération internationale. C’est un homme à l’intelligence acérée, dont les analyses sont stimulantes, même si l’on rejette ses conclusions.
Il ne croit pas à l’existence d’une communauté internationale, dénonce l’hypocrisie fréquente de certaines décisions des organisations internationales et est prompt à envisager le recours à la force. Quand il est devenu ambassadeur de son pays à l’ONU, en 2005, il s’est heurté à la délégation suisse à propos de la création du Conseil des droits de l’homme dont il voulait restreindre l’action et les compétences au maximum. Direct dans ses manières et son expression, c’est un anti-diplomate. Dans les administrations où il a travaillé, il s’est acquis la réputation de savoir s’imposer à travers les méandres de la bureaucratie. Il reste à savoir comment il formulera ses avis, comment il s’entendra réellement avec son chef – un chroniqueur du Washington Post estime qu’il faut lui laisser sa chance de définir le style qui convient, étant admis qu’il aura l’oreille du président des Etats-Unis et devra exécuter ses décisions.
Ah! j’oubliais. L’histoire est cruelle. Le premier chef de la délégation russe au Groupe de Genève, directeur des organisations internationales au Ministère russe des affaires étrangères, le commensal que je n’ai pas eu, a lui aussi poursuivi une belle carrière internationale. Son nom? Sergueï V. Lavrov, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.
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