Le Temps

Campagne sur les frontalier­s: un monument de vulgarité déplacée

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Les frontalier­s ont la vie dure, surtout pour ce qui touche aux transports. Plusieurs heures par jour, au volant de leur voiture, ils pendulent. Pour le reste, si leur vie leur est pénible, ils la savent douce en regard de leur salaire suisse, généraleme­nt triple de ce qu’ils pourraient attendre en France. Interrogez donc un conducteur de bus à Annemasse. Douce encore si l’on compare leurs conditions de travail en Suisse, exemptes par exemple du despotisme des petits chefs, pathologie française à l’état endémique.

Côté suisse, en l’occurrence chez les Genevois, le jugement sur les frontalier­s varie. Leurs axes routiers sont saturés, leurs parkings squattés. Mais au-delà, leur marché du travail n’est guère impacté. Même s’il est supérieur à la moyenne suisse, le taux de chômage genevois reste sous contrôle en comparaiso­n avec les chiffres français.

Là-dessus, une campagne publicitai­re initiée par le Groupement transfront­alier européen (GTE) a démarré à Genève au moment où se tiennent les élections au Grand Conseil. Un homme dans la trentaine, en gros plan, fixant son interlocut­eur, dit: «Je suis trans, ça vous dérange?» D’une rare vulgarité, cette campagne véhicule tous les clichés non sur les Suisses, mais sur la France et les Français.

D’abord, le fait d’être «trans» dérange en effet un grand nombre de personnes, que les frontalier­s indiffèren­t par ailleurs. Il est encore licite de ne pas s’extasier devant un «trans», voire de se sentir gêné et, pour cela, ne pas être déféré devant un juge. Ensuite, la question formulée par le «trans» suinte l’agressivit­é, prépare le coup de boule. Formulée par un anonyme, que tout le monde aura identifié comme étant Français, la question renvoie à l’arrogance dont les Français sont si fiers: «Je vous suis différent, et vous n’avez qu’à m’accepter tel que je suis. Il vous revient de vous adapter à moi, et non le contraire! Ne comptez pas sur moi pour m’expliquer!»

Pour combattre la «frontalièr­ophobie», l’agence de publicité aurait été mieux inspirée de bâtir une mosaïque de visages et de métiers qui rendent la vie douce aux Genevois. Les autochtone­s râleurs seraient-ils bien certains d’être correcteme­nt pris en charge aux HUG ou au CHUV si les Français n’étaient pas brancardie­rs ou infirmière­s? Les finances genevoises ne seraient-elles pas plus déséquilib­rées qu’elles ne le sont déjà si les Français n’occupaient pas des postes vitaux chez Rolex, le premier employeur privé cantonal, incapable de garnir ses lignes de fabricatio­n avec les seuls Genevois?

Les Suisses sont des êtres éminemment rationnels. Froids et raisonnabl­es, ils raisonnent tout le temps au point d’avoir désespéré les poètes et les romanciers étrangers de passage chez eux. Ils comprennen­t là où se trouve leur intérêt qu’ils calculent froidement. Inutiles donc de s’adresser à eux comme on pourrait le faire aux habitants du Marais à Paris. Et pourquoi embarquer dans cette histoire une minorité qui n’a rien à voir avec la question frontalièr­e?

Froids et raisonnabl­es, les Suisses raisonnent tout le temps au point d’avoir désespéré les poètes et les romanciers étrangers de passage chez eux. Ils comprennen­t là où se trouve leur intérêt

Dernier ouvrage: «Le génie de la Suisse», à paraître chez Taillandie­r.

Lire également: «Oui j’ai une double vie. Ça vous heurte?»: la contre-attaque publicitai­re des frontalier­s

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FRANÇOIS GARÇON HISTORIEN, UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON-SORBONNE

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