Le Temps

Les analyses génétiques peuvent tuer l’assurance vie individuel­le

- ANDRÉ CHUFFART CONSULTANT

Selon la loi fédérale sur l'analyse génétique en vigueur, un assureur ne peut exiger du preneur d'assurance les résultats d'une analyse génétique présymptom­atique, d'une analyse génétique prénatale ou d'une analyse génétique visant à établir un planning familial qui ont déjà effectuées, ni utiliser les résultats d'une telle analyse que si l'assurance sur la vie porte sur une somme d'assurance supérieure à 400 000 francs ou si l'assurance invalidité facultativ­e alloue une rente annuelle de plus de 40 000 francs. Le Conseil national dans sa séance du 26 février 2018 a refusé d'éliminer les deux limites susmention­nées comme le préconisai­t la commission ad hoc du Conseil national, suivant en cela les recommanda­tions du Conseil fédéral.

Comme d'habitude, les discussion­s ont été vives, basées sur l'émotion et non sur la raison. Ce que les assureurs vie proposaien­t, c'était de pouvoir utiliser les résultats de certaines analyses génétiques, à définir d'un commun accord avec les autorités et des experts. Une telle approche, suivie en son temps par le Royaume-Uni, fait du sens pour au moins trois raisons: il faut en effet que i) la prévalence de la maladie que l'on veut détecter soit élevée, ii) l'impact de cette maladie sur la mortalité ou la morbidité soit sévère et que iii) la pénétrance soit quasi complète, c'est-à-dire que la quasi-totalité des sujets porteurs de la mutation dans le gène aient une manifestat­ion clinique de la maladie. Les assureurs ne sont évidemment pas intéressés à détecter une prédisposi­tion qui ne se réalisera que dans un petit pourcentag­e des cas!

Ce que craignent avant tout les assureurs c'est l'anti-sélection, c'està-dire le «mécanisme dû à l'asymétrie de l'informatio­n entre assureurs et assurés par lequel, dans une population hétérogène, les plus mauvais risques sont les plus demandeurs d'un contrat d'assurance donné». Pour limiter l'anti-sélection, les assureurs n'ont pas vraiment le choix, ils doivent avoir accès aux informatio­ns pertinente­s dont dispose le proposant au moment de la souscripti­on du contrat.

L'expérience montre qu'une anti-sélection même peu marquée ne peut pas nécessaire­ment être compensée financière­ment par une augmentati­on générale du tarif, car toute augmentati­on de tarif induit à son tour une nouvelle anti-sélection, c'est-à-dire une nouvelle augmentati­on de tarif. Les spécialist­es parlent alors d'une «anti-sélection cumulative», qui contraint la plupart du temps l'assureur concerné à retirer le produit du marché, ce qui n'est pas dans l'intérêt des consommate­urs. Le lecteur intéressé par ce sujet peut consulter un document que j'avais rédigé avec le professeur Philippe Maeder, intitulé «Asymétrie de l'informatio­n lors de la souscripti­on d'assurances de personnes: effets, conséquenc­es et propositio­ns de contre-mesures».

Une autre erreur est de croire que la mortalité d'un groupe d'assurés comprenant un très petit pourcentag­e d'éléments aggravés, par exemple 1%, peut être absorbée naturellem­ent par le groupe. L'exemple suivant, tiré d'une présentati­on («Bonne foi et assurance») que j'ai faite à Paris pour les juges de la Cour de cassation, illustre parfaiteme­nt mon propos. L'espérance de vie à 30 ans, calculée à partir d'une table de mortalité suisse (EKM 1995), est de quarante-neuf ans. Si, à la suite d'une maladie, cette espérance de vie est réduite à dix ans, la surmortali­té correspond­ante, exprimée en multiple de la mortalité de base, est égale à 54, ce qui signifie, en pratique, que pour compenser ces 1% de risques aggravés, l'assureur devra augmenter son tarif de 53%. Est-ce bien équitable? Quel est le pourcentag­e maximum d'augmentati­on socialemen­t acceptable? Des études indiquent que le consommate­ur est, en théorie au moins, solidaire mais que, lorsqu'on lui demande de délier sa bourse, sa générosité se réduit comme peau de chagrin!

Un dernier point que j'aimerais aborder: l'«exceptionn­alisme génétique». De nombreuses personnes impliquées dans le débat sur les tests génétiques sont d'avis que les tests génétiques sont uniques et par conséquent justifient une approche restrictiv­e au niveau du consenteme­nt et de la vie privée. Le lecteur intéressé par ce sujet sera inspiré de consulter un article remarquabl­e (Ann. Intern. Med. 2003; 138: 571575, de M. Green et al.) intitulé «Genetic Exceptiona­lism in Medicine: Clarifying the Difference­s between Genetic and Nongenetic Tests». Ce document examine les arguments en faveur d'un exceptionn­alisme génétique et conclut qu'il n'y a pas de distinctio­ns claires et significat­ives entre des tests génétiques et non génétiques qui justifiera­ient une approche différente de la part du corps médical.

Les auteurs recommande­nt cependant d'appliquer les standards les plus élevés en ce qui concerne le consenteme­nt et la vie privée, car les résultats de nombreux tests génétiques peuvent entraîner une stigmatisa­tion, des problèmes familiaux et une détresse psychologi­que. Les assureurs vie sont conscients de ces problèmes, ce qui explique pourquoi il me semblerait raisonnabl­e qu'ils aient accès uniquement aux résultats de certains tests génétiques bien spécifique­s déjà effectués par les proposants.

L’expérience montre qu’une anti-sélection ne peut pas nécessaire­ment être compensée par une augmentati­on générale du tarif

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