Paul Radu, dans les méandres du crime organisé au nom du journalisme d’investigation
«Souvent, une filière en cache une autre. L’argent sale du trafic de drogue peut émaner d’une exploitation minière ou transiter entre les mains d’hommes d’Etat»
Blanchiment, trafic d’êtres humains, corruption… A 42 ans, l’enquêteur roumain a dévoilé les agissements de nombreuses organisations criminelles, en alliant data, travail collectif au-delà des frontières et une bonne dose de courage
Paul Radu ne le connaissait pas personnellement, mais se rappelle l’avoir croisé à l’occasion d’un atelier à Bratislava. Le choc de la nouvelle n’en reste pas moins violent. Tout comme lui, Jan Kuciak défendait la justice et la transparence, et cette lutte lui a coûté la vie.
Lorsqu’il est retrouvé aux côtés de sa compagne en février dernier, tous deux tués par balles dans leur résidence à l’est de Bratislava, le journaliste slovaque de 27 ans enquête sur un dossier sensible: l’influence de la ’Ndrangheta sur certains responsables politiques du pays. Une enquête que Jan Kuciak menait en collaboration avec le Projet de rapport sur le crime organisé et la corruption (OCCRP), une ONG transnationale dédiée au journalisme d’investigation, cofondée par Paul Radu.
Fleuron de l’investigation anti-corruption en Roumanie, ce dernier mesure mieux que quiconque la gravité d’une telle dis- parition. «C’est terrible. Tout comme celui de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, ce meurtre montre le pouvoir des organisations criminelles. Elles opèrent un peu partout dans le monde et, aujourd’hui, aucune loi ni police ne peut s’y mesurer.»
Indéniable flair
Politiciens vendus, mafieux véreux, businessmen sans scrupule: autant d’individus retors réunis au sein de puissants groupements qui opèrent à l’abri des regards. Redoutables… mais pas intouchables, vous rétorquerait Paul Radu. A 42 ans, le journaliste a fait de la lutte contre ces hydres du crime un combat quotidien, sondant leurs pratiques pour mieux les exposer au grand jour. De la fraude européenne à la viande de cheval aux problèmes d’adoptions illégales en passant par un scandale de blanchiment en Azerbaïdjan, Paul Radu est partout. Et a participé, entre deux affaires, à l’analyse des Panama Papers.
Des enquêtes que Paul Radu mentionne au téléphone avec une sim- plicité presque désinvolte, comme on évoquerait une série d’anecdotes. S’il admire, dès l’adolescence, des figures emblématiques comme Ben Bradlee, rédacteur en chef du Washington Post à l’époque du Watergate, le journaliste ne prétend pas pour autant être le prochain Bob Woodward. Justicier mais pas super-héros, Paul Radu affirme faire simplement son travail, guidé par une passion frémissante et un flair indéniable.
C’est en 1999 que le Roumain écoute pour la première fois son instinct. Fraîchement diplômé, il rédige les faits divers policiers pour un quotidien de Bucarest. Très vite, le journaliste en herbe sent que quelque chose cloche. «La police était corrompue. J’ai découvert que plusieurs agents avaient abusé d’une jeune fille en ville et j’ai exposé toute l’affaire.» Près de dix personnes sont licenciées. Paul Radu a 24 ans et une carrière d’enquêteur toute tracée.
Des fils sous la chemise
Pour débusquer les scandales, un seul credo: pister l’argent. «Souvent, une filière en cache une autre. L’argent sale du trafic de drogue peut émaner d’une exploitation minière ou transiter entre les mains d’hommes d’Etat», explique le journaliste.
Ses outils, ce sont d’abord les bases de données. Paul Radu découvre leur pouvoir lors d’un stage au sein de la rédaction du
San Antonio Express-News, au Texas. «Ils avaient à leur disposition des milliers de données, encore largement sous-exploitées. Je leur ai demandé tous les mots de passe!» De retour en Roumanie, il convainc son journal de souscrire à ces mines d’informations. «On recoupe, on hameçonne, parfois avec l’aide de hackers. Mais tout ça ne suffit pas sans un travail de terrain, sans la sueur.»
Et quand on côtoie des malfrats de près, les choses peuvent vite mal tourner. Les menaces écrites ou physiques sont courantes et la peur, la vraie, a serré l’estomac du reporter plus d’une fois. Paul Radu se souvient par exemple de cette descente dans un quartier chaud de Bucarest, où circulaient des kilos d’héroïne. Muni d’une caméra cachée, il pénètre dans un immeuble censé abriter les trafiquants. «A un moment donné, un garçon de 3 ou 4 ans m’a sauté au cou et a senti que j’avais des fils sous ma chemise. J’ai cru que j’allais me faire repérer.»
Travailler en réseau
Il y a la peur et, parfois aussi, la frustration de ne pas toujours l’emporter. En 2003, le reporter, qui enquête sur le trafic d’êtres humains à Bucarest, va jusqu’à infiltrer le réseau et «racheter» une jeune femme, la libérant des griffes d’un proxénète qui la gardait enchaînée dans une cage. L’histoire fait la une des journaux, mais Paul Radu déchante rapidement. «Après ce genre d’interventions, les filles ne bénéficient d’aucun soutien et sont obligées d’y retourner. C’est tout le système qui est vicié. J’ai compris qu’il fallait travailler plus en profondeur.»
Paul Radu en est convaincu: seules des enquêtes transnationales peuvent venir à bout de ces filières tentaculaires, qui ne se bornent pas aux rues sombres de Bucarest. Les journalistes doivent unir leurs forces, et leurs sources, au-delà des frontières. C’est dans cette optique de coopération qu’il lance, en 2007, l’OCCRP, une plateforme qui permet aux enquêteurs d’Europe, d’Afrique ou d’Amérique latine de débusquer ensemble les réseaux criminels. «Avoir des relais locaux sur différents continents permet de réunir toutes les pièces du puzzle et d’obtenir une vision globale.»
Alors, plusieurs mois par an, Paul Radu voyage d’un continent à l’autre. A l’heure de notre appel, il est de passage à Mexico et se réjouit que la collaboration latine progresse. Une mission prenante qui ne lui laisse que peu de répit, et jamais plus d’une semaine de vacances. Mais pour Paul Radu, l’objectif vaut bien quelques sacrifices.
«Paul est l’un des journalistes les plus impliqués, honnêtes et disciplinés que j’aie jamais rencontrés, résume Drew Sullivan, cofondateur de l’OCCRP. Plutôt que de penser au journalisme d’aujourd’hui, il envisage déjà celui de demain.»