Le Temps

Tout le monde doit payer son billet ou la fin des privilèges

- JOËLLE KUNTZ

Les employés de la Société nationale (française) des chemins de fer sont menacés de perdre un privilège d’appartenan­ce: la gratuité des voyages sur le réseau, dite «facilité de circulatio­n». Accordé lors du regroupeme­nt des anciennes sociétés privées de chemin de fer au sein de la SNCF, en 1938, cet avantage était la suite d'une pratique usuelle dans la profession quand chaque compagnie cherchait à s'attacher les technicien­s les mieux formés et les plus loyaux. Avec le temps, la facilité de circulatio­n s'est étendue à la parentèle des agents, jusqu'aux grands-parents, voire arrière-grands-parents des personnels euxmêmes comme de leurs conjoints, mariés ou pacsés. En tout, ce sont environ 800000 personnes qui jouissent de cette faveur entière ou partielle, dont 21,5% d'agents actifs, 24,3% de retraités et 54,1% d'autres ayants droit. L'identité cheminote française est convenable­ment dotée. Soucieuse de la qualité de vie de ses employés, la SNCF leur distribue encore des bons de «provisions de ménage», soit la possibilit­é de transporte­r une tonne de marchandis­es par cheminot et par an (deux tonnes par couple), dont 750 kilos de vin et 200 kilos de champagne.

En Suisse, les personnels des CFF ont aussi des bénéfices auxiliaire­s, notamment un abonnement général pour ceux qui travaillen­t à plus de 50% (environ 28 000 personnes). Mais voilà que le cadeau est maintenant inclus dans la facture d'impôt comme revenu accessoire ou prestation sociale. Beaucoup y renoncent, en particulie­r les cadres. C'est chaque fois 6000 francs de gagné pour les CFF, sans manif, sans frais de police ni gaz lacrymogèn­e. L'espace helvétique est autonettoy­ant.Les privilèges, en Suisse, sont râpeux comme une langue de chat. J'ai perdu tous les miens, jusqu'à la gratuité du Temps au titre de retraitée contributr­ice, le fisc n'a pas à me chercher noise là-dessus. Personne, aucune entreprise, aucune organisati­on ne dépense quoi que ce soit pour s'attacher mes services ou ma bienveilla­nce, c'est chacun pour soi.

Un monde a disparu depuis mes premières années d’employée de presse. Les journalist­es munis de la carte profession­nelle voyageaien­t alors sur Swissair à demi-tarif, en classe économique s'ils payaient eux-mêmes, en business si c'était le journal. La faveur nous grandissai­t: nous nous sentions en mission, courant la planète pour informer. Une coalition d'organes privés et publics facilitait nos efforts pour que la machine à produire la vérité du monde soit bien huilée. Le parking, à l'aéroport, était gratuit pendant sept jours. L'éditeur remboursai­t les frais de déplacemen­t entre le domicile et la rédaction. De même, bien sûr, que les déjeuners avec les informateu­rs.

Comme l’économie des transports, l’économie de la presse choyait ses agents. Dans mes années françaises, l'Etat, par un calcul politiquem­ent intéressé, gratifiait les titulaires de la carte de journalist­e d'une réduction de 30% d'impôts. En même temps qu'une détente sur les salaires pour les éditeurs, c'était la reconnaiss­ance de notre utilité, sinon de notre importance. Chaque profession établissai­t sa position statutaire dans la société à l'aide de privilèges distincts. Ses membres s'en revendiqua­ient comme d'un trait d'identité sociale. Les privilèges d'aujourd'hui ne sont plus profession­nels mais individuel­s. Ils s'acquièrent sous la forme de salaire, de bonus ou de primes, négociés de personnes à personnes. La lutte est féroce, menée à rideaux fermés. Le soupçon d'abus est partout. Dans la violence de cette individual­isation des privilèges, le reproche d'inégalité remplace l'ancienne compréhens­ion pour les avantages collectifs qui marquaient la fière appartenan­ce à un corps social reconnu.

La disparitio­n progressiv­e des attributio­ns collective­s diminue la tolérance envers celles qui existent encore. Le corporatis­me est un vilain mot. Tout le monde doit payer son billet, les journalist­es, les coiffeurs, les ministres, et même les cheminots.

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