L’image éclaboussée
Minorisée dans un gouvernement de droite, la socialiste Anne Emery-Torracinta a bataillé pour imposer des budgets importants, porteurs d'une politique sans grand bouleversement. Dépassée par la crise au DIP, elle a nourri la polémique
Porteuse d’un bilan plutôt correct à la tête du DIP, Anne Emery-Torracinta vacille aujourd’hui, sonnée par une série d’affaires qui ternissent son image rigoureuse et révèlent au grand jour ses faiblesses. Minorisée dans un gouvernement de droite, la ministre socialiste, décrite comme proche du terrain et pleine de bonne volonté, manque cruellement de flair politique.
En trois semaines, le doute s’est installé. Porteuse d’un bilan plutôt correct à la tête du Département de l’instruction publique, de la culture et du sport (DIP), Anne Emery-Torracinta vacille aujourd’hui, sonnée par une série d’affaires qui éclaboussent son image rigoureuse et révèlent au grand jour ses faiblesses. Celle que l’on décrit comme proche du terrain et pleine de bonne volonté manque cruellement de flair politique.
Il y a d’abord eu le cas Tariq Ramadan, soupçonné d’avoir abusé d’élèves alors qu’il enseignait au Collège de Saussure dans les années nonante. Alors que tout le monde attendait une parole ferme et rassurante, la magistrate s’est braquée sur les termes, réfugiée derrière un jargon administratif jusqu’à donner l’impression de vouloir à tout prix préserver l’institution. Si son brusque revirement apaise les critiques – une enquête a enfin été ouverte –, il lui donne aussi des airs de girouette.
Autre séisme, autre revirement: un mandat de 50000 francs confié au conjoint de sa secrétaire générale qu’elle finit par suspendre après l’avoir soutenue. Prise avec le président du conseil d’Etat François Longchamp sans consulter le reste du collège ni donner à l’ex-numéro deux l’occasion de s’exprimer, cette décision pourrait s’apparenter à un abus d’autorité. Un mandat taxé de «copinage», une secrétaire générale «sacrifiée», des fuites dans la presse: alors que la crise rejaillit sur l’entier du gouvernement, elle égratigne l’un des points forts d’Anne Emery-Torracinta: sa probité.
«Rien n’était acquis»
«J’admets avoir mal communiqué, se défend la conseillère d’Etat, mais attend-on d’un magistrat qu’il manie les effets d’annonce ou qu’il gère un département?» Femme de dossiers, intègre et consciencieuse, Anne Emery-Torracinta ne donne pas dans l’esbroufe, tous les observateurs s’accordent sur ce point. Son manque de charisme et son style rigide l’ont toutefois empêchée de s’imposer dans un gouvernement de droite où elle est la seule femme à siéger. Sa difficulté à fédérer s’est ressentie jusque dans son propre parti, qui ne l’a nommée qu’en troisième position lors de la primaire socialiste en mai dernier.
A 59 ans, la magistrate a dû piloter un département mammouth – 2 milliards de francs de budget annuel et quelque 9400 collaborateurs – dans un contexte budgétaire ardu et avec un parlement remuant. Sur ce point, la socialiste a plutôt bien défendu son pré carré. Sur les 300 nouveaux postes prévus au budget 2018, 200 sont attribués au DIP. «Immanquable, si l’on doit accueillir 1000 nouveaux élèves à la rentrée», pondèrent ses détracteurs. «Rien n’était acquis, rétorque l’intéressée, j’ai dû batailler pour chaque franc, négocier chaque rapport de force.»
En quatre ans, la socialiste a ouvert plusieurs gros chantiers, mais a aussi pu donner l’impression de tâtonner en multipliant les projets pilotes, notamment sur l’école inclusive, son cheval de bataille. Brouillée avec les acteurs de la culture, qui l’accusent d’avoir mal négocié la répartition des tâches entre communes et canton, elle s’est rattrapée sur la politique du livre et la création d’espaces culturels.
Peu sûre d’elle, Anne Emery-Torracinta réagit souvent dans l’urgence et supporte mal la critique. Cela s’était déjà ressenti lors de la grève des fonctionnaires de 2015 où elle avait froissé tous les rangs, rompant la collégialité avec l’exécutif et gratifiant les enseignants d’un discours culpabilisant. Depuis, les relations entre Anne Emery-Torracinta et les syndicats se sont apaisées. Avec son passé d’enseignante, la magistrate ne partait-elle pas gagnante? «Son expérience a plutôt joué en sa défaveur, estime Laurent Vité, président de la Société pédagogique genevoise. Au départ, elle a eu de la peine à revêtir son costume de conseillère d’Etat, à sortir de l’illusion du on est entre nous.»
Efforts encore insuffisants
Aux yeux du syndicaliste, le bilan en primaire reste «plutôt bon» compte tenu du contexte politique difficile. «Elle a compris l’importance de détecter les problèmes au cycle élémentaire et de renforcer l’apprentissage de la lecture en engageant 45 enseignants de soutien et 17 équipes pluridisciplinaires.» Un premier pas encore insuffisant: «Aujourd’hui, l’école inclusive continue de se réaliser en partie sur le dos des enseignants.»
Cette «école pour tous», son projet du coeur, crispe. «Le concept est mal défini, on ne sait pas quels élèves on veut intégrer, dans quel type de classe, ni avec quels moyens», estime Nathalie Fontanet, candidate PLR au Conseil d’Etat. Tout en reconnaissant la «bonne volonté» d’Anne Emery-Torracinta, la députée critique sa méthode: «Elle prend ses décisions avec sa direction sans consulter les acteurs du terrain, qui sont mis devant le fait accompli. Sa gestion de la directive sur les élèves dyslexiques le prouve.» «Faux, répond l’intéressée. La concertation a eu lieu avec tous les partenaires.» En commission de l’enseignement, l’UDC Stéphane Florey relève également un manque d’ouverture: «Elle sélectionne ses partenaires et négocie exclusivement par petits groupes.»
Pour Olivier Baud, député d’Ensemble à gauche et enseignant spécialisé, «Anne Emery-Torracinta a été plus soucieuse de ne pas fâcher la droite que d’écouter son bord politique, estime-t-il. Elle aurait dû être plus combative.» Deux exemples selon lui: «Elle s’est vite résignée à l’obligation absurde faite aux directeurs d’enseigner. Elle a également laissé la loi sur l’enfance et la jeunesse être amputée du fameux conseil des jeunes.» «J’ai parfois rompu la collégialité, mais jouer la passionaria de gauche, sans cesse dans l’opposition, n’aurait rien apporté, estime la magistrate. Ma priorité était de garantir les prestations pour l’école genevoise et, si possible, d’en intégrer d’autres. J’y suis parvenue.»
«J’ai parfois rompu la collégialité, mais jouer la passionaria de gauche, sans cesse dans l’opposition, n’aurait rien apporté»
ANNE EMERY-TORRACINTA
«Je tiens bon»
«Dans le contexte budgétaire actuel, Anne Emery-Torracinta a su tirer son épingle du jeu, reconnaît le député PLR Cyril Aellen. Le DIP a été le mieux servi de cette législature.» Salima Moyard, députée socialiste et coprésidente de la Famco (Fédération des associations des maîtres du C. O.), abonde. «Elle a résisté aux attaques de la droite sur le statut unique des enseignants du secondaire, remis sur pieds la formation IUFE laissée dans un état catastrophique et mis en place le programme Go-Apprentissage.»
Au cycle d’orientation en revanche, la syndicaliste est plus négative. «Nous avons souffert de coupes pour financer d’autres postes voulus par le département. Résultat: les dépassements d’effectifs et les déplacements d’élèves d’un établissement à l’autre ont fortement augmenté, il y a moins d’argent que prévu pour les passerelles et la santé des enseignants se détériore.»
Alors que Genève détient le triste record des jeunes sans formation (17%), le plan d’action concocté par la magistrate pour lutter contre le décrochage scolaire est très attendu. «C’est l’une de mes priorités. Permettre à chacun de trouver sa voie en renforçant le suivi individuel et l’apprentissage des matières de base, mais aussi en développant des tremplins préqualifiants vers le monde professionnel. Les moyens investis dans l’école inclusive y contribuent, contrairement à ce que pensent ceux qui sont d’avis qu’elle ne s’adresse qu’aux élèves handicapés.» A une semaine du scrutin, les récentes affaires ont-elles eu raison de son ambition? «Je suis déterminée à poursuivre mon action. Certains me voyaient déjà effondrée, mais je tiens bon.»
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