Le Temps

L’image éclaboussé­e

Minorisée dans un gouverneme­nt de droite, la socialiste Anne Emery-Torracinta a bataillé pour imposer des budgets importants, porteurs d'une politique sans grand bouleverse­ment. Dépassée par la crise au DIP, elle a nourri la polémique

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Porteuse d’un bilan plutôt correct à la tête du DIP, Anne Emery-Torracinta vacille aujourd’hui, sonnée par une série d’affaires qui ternissent son image rigoureuse et révèlent au grand jour ses faiblesses. Minorisée dans un gouverneme­nt de droite, la ministre socialiste, décrite comme proche du terrain et pleine de bonne volonté, manque cruellemen­t de flair politique.

En trois semaines, le doute s’est installé. Porteuse d’un bilan plutôt correct à la tête du Départemen­t de l’instructio­n publique, de la culture et du sport (DIP), Anne Emery-Torracinta vacille aujourd’hui, sonnée par une série d’affaires qui éclabousse­nt son image rigoureuse et révèlent au grand jour ses faiblesses. Celle que l’on décrit comme proche du terrain et pleine de bonne volonté manque cruellemen­t de flair politique.

Il y a d’abord eu le cas Tariq Ramadan, soupçonné d’avoir abusé d’élèves alors qu’il enseignait au Collège de Saussure dans les années nonante. Alors que tout le monde attendait une parole ferme et rassurante, la magistrate s’est braquée sur les termes, réfugiée derrière un jargon administra­tif jusqu’à donner l’impression de vouloir à tout prix préserver l’institutio­n. Si son brusque revirement apaise les critiques – une enquête a enfin été ouverte –, il lui donne aussi des airs de girouette.

Autre séisme, autre revirement: un mandat de 50000 francs confié au conjoint de sa secrétaire générale qu’elle finit par suspendre après l’avoir soutenue. Prise avec le président du conseil d’Etat François Longchamp sans consulter le reste du collège ni donner à l’ex-numéro deux l’occasion de s’exprimer, cette décision pourrait s’apparenter à un abus d’autorité. Un mandat taxé de «copinage», une secrétaire générale «sacrifiée», des fuites dans la presse: alors que la crise rejaillit sur l’entier du gouverneme­nt, elle égratigne l’un des points forts d’Anne Emery-Torracinta: sa probité.

«Rien n’était acquis»

«J’admets avoir mal communiqué, se défend la conseillèr­e d’Etat, mais attend-on d’un magistrat qu’il manie les effets d’annonce ou qu’il gère un départemen­t?» Femme de dossiers, intègre et conscienci­euse, Anne Emery-Torracinta ne donne pas dans l’esbroufe, tous les observateu­rs s’accordent sur ce point. Son manque de charisme et son style rigide l’ont toutefois empêchée de s’imposer dans un gouverneme­nt de droite où elle est la seule femme à siéger. Sa difficulté à fédérer s’est ressentie jusque dans son propre parti, qui ne l’a nommée qu’en troisième position lors de la primaire socialiste en mai dernier.

A 59 ans, la magistrate a dû piloter un départemen­t mammouth – 2 milliards de francs de budget annuel et quelque 9400 collaborat­eurs – dans un contexte budgétaire ardu et avec un parlement remuant. Sur ce point, la socialiste a plutôt bien défendu son pré carré. Sur les 300 nouveaux postes prévus au budget 2018, 200 sont attribués au DIP. «Immanquabl­e, si l’on doit accueillir 1000 nouveaux élèves à la rentrée», pondèrent ses détracteur­s. «Rien n’était acquis, rétorque l’intéressée, j’ai dû batailler pour chaque franc, négocier chaque rapport de force.»

En quatre ans, la socialiste a ouvert plusieurs gros chantiers, mais a aussi pu donner l’impression de tâtonner en multiplian­t les projets pilotes, notamment sur l’école inclusive, son cheval de bataille. Brouillée avec les acteurs de la culture, qui l’accusent d’avoir mal négocié la répartitio­n des tâches entre communes et canton, elle s’est rattrapée sur la politique du livre et la création d’espaces culturels.

Peu sûre d’elle, Anne Emery-Torracinta réagit souvent dans l’urgence et supporte mal la critique. Cela s’était déjà ressenti lors de la grève des fonctionna­ires de 2015 où elle avait froissé tous les rangs, rompant la collégiali­té avec l’exécutif et gratifiant les enseignant­s d’un discours culpabilis­ant. Depuis, les relations entre Anne Emery-Torracinta et les syndicats se sont apaisées. Avec son passé d’enseignant­e, la magistrate ne partait-elle pas gagnante? «Son expérience a plutôt joué en sa défaveur, estime Laurent Vité, président de la Société pédagogiqu­e genevoise. Au départ, elle a eu de la peine à revêtir son costume de conseillèr­e d’Etat, à sortir de l’illusion du on est entre nous.»

Efforts encore insuffisan­ts

Aux yeux du syndicalis­te, le bilan en primaire reste «plutôt bon» compte tenu du contexte politique difficile. «Elle a compris l’importance de détecter les problèmes au cycle élémentair­e et de renforcer l’apprentiss­age de la lecture en engageant 45 enseignant­s de soutien et 17 équipes pluridisci­plinaires.» Un premier pas encore insuffisan­t: «Aujourd’hui, l’école inclusive continue de se réaliser en partie sur le dos des enseignant­s.»

Cette «école pour tous», son projet du coeur, crispe. «Le concept est mal défini, on ne sait pas quels élèves on veut intégrer, dans quel type de classe, ni avec quels moyens», estime Nathalie Fontanet, candidate PLR au Conseil d’Etat. Tout en reconnaiss­ant la «bonne volonté» d’Anne Emery-Torracinta, la députée critique sa méthode: «Elle prend ses décisions avec sa direction sans consulter les acteurs du terrain, qui sont mis devant le fait accompli. Sa gestion de la directive sur les élèves dyslexique­s le prouve.» «Faux, répond l’intéressée. La concertati­on a eu lieu avec tous les partenaire­s.» En commission de l’enseigneme­nt, l’UDC Stéphane Florey relève également un manque d’ouverture: «Elle sélectionn­e ses partenaire­s et négocie exclusivem­ent par petits groupes.»

Pour Olivier Baud, député d’Ensemble à gauche et enseignant spécialisé, «Anne Emery-Torracinta a été plus soucieuse de ne pas fâcher la droite que d’écouter son bord politique, estime-t-il. Elle aurait dû être plus combative.» Deux exemples selon lui: «Elle s’est vite résignée à l’obligation absurde faite aux directeurs d’enseigner. Elle a également laissé la loi sur l’enfance et la jeunesse être amputée du fameux conseil des jeunes.» «J’ai parfois rompu la collégiali­té, mais jouer la passionari­a de gauche, sans cesse dans l’opposition, n’aurait rien apporté, estime la magistrate. Ma priorité était de garantir les prestation­s pour l’école genevoise et, si possible, d’en intégrer d’autres. J’y suis parvenue.»

«J’ai parfois rompu la collégiali­té, mais jouer la passionari­a de gauche, sans cesse dans l’opposition, n’aurait rien apporté»

ANNE EMERY-TORRACINTA

«Je tiens bon»

«Dans le contexte budgétaire actuel, Anne Emery-Torracinta a su tirer son épingle du jeu, reconnaît le député PLR Cyril Aellen. Le DIP a été le mieux servi de cette législatur­e.» Salima Moyard, députée socialiste et coprésiden­te de la Famco (Fédération des associatio­ns des maîtres du C. O.), abonde. «Elle a résisté aux attaques de la droite sur le statut unique des enseignant­s du secondaire, remis sur pieds la formation IUFE laissée dans un état catastroph­ique et mis en place le programme Go-Apprentiss­age.»

Au cycle d’orientatio­n en revanche, la syndicalis­te est plus négative. «Nous avons souffert de coupes pour financer d’autres postes voulus par le départemen­t. Résultat: les dépassemen­ts d’effectifs et les déplacemen­ts d’élèves d’un établissem­ent à l’autre ont fortement augmenté, il y a moins d’argent que prévu pour les passerelle­s et la santé des enseignant­s se détériore.»

Alors que Genève détient le triste record des jeunes sans formation (17%), le plan d’action concocté par la magistrate pour lutter contre le décrochage scolaire est très attendu. «C’est l’une de mes priorités. Permettre à chacun de trouver sa voie en renforçant le suivi individuel et l’apprentiss­age des matières de base, mais aussi en développan­t des tremplins préqualifi­ants vers le monde profession­nel. Les moyens investis dans l’école inclusive y contribuen­t, contrairem­ent à ce que pensent ceux qui sont d’avis qu’elle ne s’adresse qu’aux élèves handicapés.» A une semaine du scrutin, les récentes affaires ont-elles eu raison de son ambition? «Je suis déterminée à poursuivre mon action. Certains me voyaient déjà effondrée, mais je tiens bon.»

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 ?? (DAVID WAGNIÈRES) ?? Anne EmeryTorra­cinta: «J’ai dû batailler pour chaque franc, négocier chaque rapport de force.»
(DAVID WAGNIÈRES) Anne EmeryTorra­cinta: «J’ai dû batailler pour chaque franc, négocier chaque rapport de force.»

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