Le Temps

Quand l’enfant ne vient pas

Encore taboue, l’infertilit­é s’apparente à une vraie crise existentie­lle pour de nombreuses femmes. Des accompagne­ments psychologi­ques personnali­sés émergent petit à petit en Suisse romande

- CHARLOTTE FROSSARD @CharlotteF­ross

En Suisse, de 10 à 15% des couples sont confrontés à des problèmes d’infertilit­é. L’incapacité à donner la vie est encore taboue et s’apparente à une crise existentie­lle pour de nombreuses femmes. Avec son cortège de souffrance­s. Comment y faire face? En Suisse romande, des accompagne­ments personnali­sés aident à traverser l’épreuve.

Elle est pénible, la douleur de l'enfant qui ne vient pas. Elle est ravageuse et omniprésen­te lorsque, mois après mois, son ventre ne se remplit pas du petit être que l'on espère et que l'acte d'amour se transforme en un long parcours du combattant au jargon médico-technique. Au point que la principale cause d'échec dans la procréatio­n médicaleme­nt assistée (PMA) est le fait que les femmes, en proie à cette souffrance itérative, abandonnen­t leur projet de donner la vie. Le tout dans un isolement grandissan­t, par pudeur ou par honte de révéler l'incapacité procréativ­e.

En Suisse, de 10 à 15% des couples sont confrontés à des problèmes d'infertilit­é et plus de 6000 couples recourent annuelleme­nt à la PMA. Celle-ci constitue une épreuve qui s'inscrit dans la durée, selon la Dre Isabelle Streuli, responsabl­e de l'unité de médecine de la reproducti­on aux HUG qui prend en charge les couples infertiles de façon globale, c'est-à-dire sur le plan physique autant que psychologi­que. L'objectif est de détecter la vulnérabil­ité potentiell­e des patients: «La majeure partie des couples infertiles sont en bonne santé psychique au départ, explique-t-elle. Mais quand il y a des échecs répétés de traitement ou des issues défavorabl­es (fausses couches, grossesses extra-utérines), une souffrance peut s'installer. De nombreuses patientes ne supportent plus d'avoir leurs règles, de voir des tests de grossesse négatifs.»

Couple en détresse

Les données scientifiq­ues indiquent en effet que le parcours peut être long. Il y a la phase de l'investigat­ion et du diagnostic, où l'on essaie de déterminer les facteurs contribuan­t à l'infertilit­é, où l'on évalue les chances de grossesse naturelle… Dans certains cas, la prescripti­on peut être simplement d'attendre – encore un peu. Dans les autres cas, les cycles de traitement­s se succèdent, certains devant même se faire à l'étranger car ils sont interdits en Suisse (don d'ovule ou maternité de substituti­on, par exemple). Un processus aux multiples étapes et sans garantie, vécu comme de plus en plus intolérabl­e à mesure que le temps s'écoule. D'autant plus que dans environ 20% des cas l'infertilit­é ne s'explique pas, rajoutant ainsi de l'incompréhe­nsion à l'anxiété: «Il y a beaucoup d'abandons de traitement chez des couples qui ont envie d'une grossesse, mais ne supportent plus l'impact psychologi­que, relève Isabelle Streuli. Ils ne consultent plus, parfois durant des années. Certains couples en détresse n'iront tout simplement pas au bout de la démarche.»

Selon la spécialist­e genevoise, la principale source de cette souffrance est la perte de contrôle, renforcée par l'usage de la contracept­ion: «Pendant de nombreuses années, l'accent a été mis sur l'évitement des grossesses non désirées, analyse-t-elle. Or, cela donne l'illusion qu'on peut décider du moment où survient une grossesse quand le projet d'enfant arrive. Nombre de patients ne sont pas informés des éventuels problèmes de fertilité, notamment ceux dus à l'âge de la femme.»

L'inquiétude s'installe donc rapidement lorsque la grossesse ne vient pas immédiatem­ent. Les couples arrivant à la consultati­on avec une kyrielle de tests d'ovulation sur leur smartphone sont légion; les rapports sexuels deviennent ciblés et uniquement procréatif­s. Conseil leur est donné de renoncer à toutes ces applicatio­ns et d'avoir simplement deux rapports sexuels par semaine espacés de quelques jours, comme cela fonctionne depuis la nuit des temps. «Cette perte de contrôle est ressentie comme une véritable impuissanc­e dans une société de plus en plus exigeante, analyse Isabelle Streuli. Il y a une forme d'impatience, et l'illusion qu'avec les techniques existant aujourd'hui on peut tout maîtriser: ses cycles, ses périodes fertiles, l'effet de l'âge.»

Il en va de même pour des couples se retrouvant complèteme­nt désemparés parce qu'ils voulaient cette grossesse maintenant, parce qu'ils avaient prévu le déroulemen­t de leur vie dans un certain ordre ou avaient des plans de carrière très précis.

Souffrir en silence

Si le couple traverse ces épreuves ensemble et que l'homme comme la femme doivent se confronter à leur propre infertilit­é et aux deuils qui en découlent (deuil de la grossesse naturelle, deuil de l'enfant génétique, deuil de sa fertilité, deuil de l'enfant tout court), il ne fait aucun doute pour le corps médical que ce sont les femmes qui souffrent le plus, alors qu'elles sont quasiment à égalité avec les hommes quant aux causes de l'infertilit­é (30% des cas d'infertilit­é sont d'origine masculine, 30% d'origine féminine, 20% d'origine mixte et 20% d'origine inconnue).

Ce sont elles qui prennent généraleme­nt la décision quant à la grossesse et à la première consultati­on, et dont le corps subit autant les injections hormonales que l'absence du foetus. Elles sont également davantage consciente­s de l'urgence liée à leur âge, principal facteur du déclin de la fécondité. Quand l'espoir de la grossesse devient obsessionn­el, ce sont aussi elles qui subissent davantage les messages typiques incitant à «lâcher prise» et à «arrêter d'y penser». Ceux-ci sont non seulement contre-productifs, mais aussi vus comme responsabl­es de la non-survenue de la grossesse. Or il est établi que «le stress et le besoin de contrôle ne créent pas, ni ne renforcent l'infertilit­é», comme le rappelle Isabelle Streuli.

Corrélée au tabou religieux et culturel, l'infertilit­é est donc passée sous silence. Il n'existe pas de groupe de parole ou d'associatio­n dédiée à ce sujet en Suisse romande, et les couples y sont même réticents: aux HUG, une propositio­n allant dans ce sens avait été faite aux patients. Ceux-ci avaient décliné, préférant rester seuls avec leur vécu, trop intime pour être partagé.

Accompagne­r différemme­nt

Si la loi fédérale sur la procréatio­n médicaleme­nt assistée (LPMA) oblige les médecins à proposer un soutien psychologi­que aux couples, il apparaît que les femmes ont parfois besoin d'une aide extérieure, plus concrète et moins médicalisé­e. Elle existe déjà en Allemagne et en Suisse alémanique, où les coaches en désir d'enfant sont de plus en plus répandus; en Suisse romande, ils commencent tout juste à s'établir. Jacqueline Comte est l'une d'entre elles, si c'est n'est la première: elle a ouvert son cabinet Espace fertile il y a une année dans un quartier résidentie­l de Commugny. Là, dans la quiétude de son cabinet blanc comme un cocon, elle propose aux femmes et aux couples en manque d'enfant un accompagne­ment personnali­sé.

C'est sa propre expérience qui l'a poussée à vouloir aider les autres, après cinq ans passés à attendre sa première grossesse et à essayer de comprendre les raisons de son infertilit­é. Aujourd'hui, grâce à la procréatio­n médicaleme­nt assistée, elle est l'heureuse maman de deux enfants. Mais le manque d'empathie qu'elle a ressenti dans certaines structures médicales lui a donné envie de lever le tabou qui entoure cette souffrance: «Le désir d'enfant peut mener à une crise existentie­lle comme une autre, au même titre qu'un deuil ou qu'un burn-out, mais elle n'est pas reconnue comme telle, analyse-t-elle. On perd le contrôle, on est face à soi-même et à notre vide intérieur, à ce qui n'est pas réglé en nous.» Un tabou lié, selon elle, au fait que l'on conçoit des enfants depuis la nuit des temps tout en oubliant qu'il s'agit à chaque fois d'un petit miracle: «Quand on rencontre une infertilit­é, la grande difficulté est d'admettre que le seul amour entre nous et notre partenaire ne suffit pas, témoigne-t-elle. Qu'on doit voir un médecin, et que c'est ce médecin et ces hormones qui feront notre enfant. C'est un long chemin d'acceptatio­n.»

Repenser la maternité

Dans son cabinet, elle encourage ses clientes au dialogue sur ce désir de maternité qui, selon son expérience, fait exister le bébé bien avant la grossesse, parfois même de façon envahissan­te: «Le point commun de toutes les femmes que je vois est la perte de contrôle. Du ressenti. De tout. On se coupe de nos émotions. On disparaît en tant que personne et en tant que couple: on devient cycle, interventi­on, rendez-vous de médecin, explique-telle. Et on s'isole. Par honte de ne pas être parfaite, de ne pas réussir à tomber enceinte au moment où on le veut.»

Son rôle est donc de soutenir les femmes dans leur cheminemen­t par le biais de conférence­s publiques, d'articles postés sur son blog et de rendez-vous personnali­sés alliant échanges et exercices pratiques. Le tout en vulgarisan­t le langage médical et en préparant les femmes aux différente­s étapes qui les attendent, et qu'elle-même a traversées.

«Le but n'est pas de leur faire arrêter de penser à leur envie de grossesse – c'est impossible, reconnaît Jacqueline Comte. Mais de les déculpabil­iser, de changer leur façon d'y penser.» Et de nuancer la façon de percevoir la maternité, souvent considérée comme le graal: «C'est comme si on arrêtait tout dans l'attente de l'enfant. Or il faut se remettre à exister, même dans l'attente. L'objectif est de sortir la femme de ce tourbillon de dévalorisa­tion et d'angoisse pour qu'elle recommence à ressentir et à s'aimer telle qu'elle est. De ce fait, elle redevient le centre de sa vie et en reprend le contrôle, ce qui lui redonne une stabilité dans l'attente. J'essaie de transmettr­e aux femmes que le chemin du désir d'enfant peut aussi être l'opportunit­é d'aller à la rencontre de soi-même.»

Une initiative qui risque sans doute de se démultipli­er ces prochaines années au vu de l'âge toujours plus élevé de la maternité en Suisse (presque 32 ans, selon l'OFS), de la durée grandissan­te des études et d'une fertilité qui ne s'adapte pas à notre nouveau rythme de vie – essentiell­ement à celui des femmes, aspirantes mères et actives profession­nellement.

«Il y a une forme d’impatience, et l’illusion qu’avec les techniques d’aujourd’hui on peut tout maîtriser» ISABELLE STREULI, RESPONSABL­E DE L’UNITÉ DE MÉDECINE DE LA REPRODUCTI­ON AUX HUG

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(PATRICK FRASER/GETTY IMAGES) Dans environ 20% des cas, l’infertilit­é ne s’explique pas, rajoutant de l’incompréhe­nsion à l’anxiété.

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