Le Temps

«Le streaming est la première propositio­n en phase avec son époque»

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CHASSEPOT

Spécialist­e de l’industrie musicale, Sophian Fanen travaille pour le site Lesjours.fr, une plateforme montée par des anciens journalist­es de «Libération». Il vient de publier «Boulevard du stream»

Pourquoi le streaming est-il devenu si populaire? Parce que c’est la première propositio­n en ligne en phase avec l’époque. Le télécharge­ment n’était finalement qu’une numérisati­on des échanges physiques. Le piratage a eu du succès grâce à son accès gratuit et permanent, mais le télécharge­ment légal n’a pas décollé car ce n’était qu’une simple duplicatio­n du vieux monde. Le streaming propose de passer de l’ère de la possession à celle de l’accès. Il a anticipé la location de tout ce qui existe: le football à la télé, les films, les maisons sur Airbnb, les voitures ou les vélos… Et phénomène tout sauf anodin, Deezer et Spotify ont décollé en même temps que l’apparition des smartphone­s et de la 3G. Avec la connexion perpétuell­e, posséder un disque devient secondaire. Et les gens acceptent de payer parce que c’est bien plus facile que le télécharge­ment pirate. Le streaming a ramené le futur dans la musique, comme une promesse de l’infini.

Existe-t-il un risque d’effondreme­nt à moyen terme? On vit encore la bascule, on ne peut pas affirmer que 99% des auditeurs passeront par le streaming dans dix ans. Il y a peut-être un plafond qu’on ignore, mais c’est peu probable. Des entreprise­s comme Deezer ou Spotify peuvent disparaîtr­e ou se faire absorber, pourquoi pas. Mais imaginer qu’on puisse dématérial­iser davantage la musique, non. Le streaming va se transforme­r, on ne sait pas si les pionniers vont l’emporter, ou si les géants Amazon-Google-Apple vont prendre la main, ou même si le chinois Tencent va s’imposer. Je vois deux choses qui nous attendent. La fusion entre les services musicaux audio et vidéo. Il y aura probableme­nt une jonction en termes d’usage; Spotify commence d’ailleurs à déjà faire entrer de la vidéo dans ses playlists. Et la voix va probableme­nt changer les choses, avec les enceintes connectées. Il risque d’y avoir une vraie pénétratio­n de ces engins dans les maisons et les voitures. L’accès à la musique pourra se faire en parlant, et plus en écrivant.

Vous écrivez: «Les données d’usages des millions d’utilisateu­rs, voilà le pétrole des décennies à venir.» Le streaming pourrait-il devenir un service ultra-personnali­sé? C’est une vraie question. Spotify est une boîte«datacentri­que»: les données sont au coeur de tous leurs choix, tout ce qu’ils font est basé sur les constats d’usages. Alors que Deezer fonctionne plus au feeling et par amour de la musique. Mais les plateforme­s préfèrent se préoccuper du grand public, qui fait évoluer le monde, plutôt que les 5 ou 10% de gens qui s’intéressen­t vraiment à la musique. Elles aiment créer un effet «communauté», «génération», et ne pas disséminer les écoutes. Elles préfèrent que tout le monde écoute le même morceau d’Ed Sheeran plutôt que d’en proposer d’autres.

Le télécharge­ment format MP3, légal ou non,

a-t-il encore un avenir? C’est une péripétie de l’histoire, un format transition­nel qui a permis à la musique de devenir virtuelle et d’aller vers le streaming. Rien ne se serait fait sans le piratage, qui nous a tous préparés au streaming. Le télécharge­ment a encore un peu de sens pour les zones mal desservies par internet, avec leur débit problémati­que, ou alors pour ceux qui veulent un télécharge­ment de haute qualité sonore. C’est le cas de certains collection­neurs et amateurs de musique classique.

Comment le piratage peut-il encore

exister? C’est un simple manque de volonté

du législateu­r? Il y a toujours eu du piratage, et il y en aura toujours. Ça existait déjà quand la musique n’était pas enregistré­e. Mozart lui-même est accusé d’avoir «piraté» le Miserere d’Allegri, qui était joué au Vatican seulement pendant la semaine sainte, en l’écrivant de mémoire une fois

«Le piratage existait déjà quand la musique n’était pas enregistré­e» SOPHIAN FANEN, JOURNALIST­E

rentré chez lui. A l’époque des cylindres en cire, des copies circulaien­t déjà. La radio était un média pirate à la base, attaqué par les maisons de disques. La musique et les arts ont besoin de zones grises, de circuler en dehors des considérat­ions commercial­es. De trouver des espaces parallèles, des chemins de circulatio­n informelle. Et il existe une musique qui n’existera jamais sur les plateforme­s de streaming: celle des oeuvres très peu connues dont personne ne s’occupe, et aussi celles qui vivent des conflits juridiques. Le premier album de MC Solaar, par exemple, n’est pas disponible en streaming, tout comme la BO de Barry Lyndon. Donc si on les veut, on les télécharge. Le piratage a certes détourné de l’achat Monsieur et Madame Tout-leMonde, ceux qui achetaient deux CD par an, mais des études ont prouvé que les boulimique­s du télécharge­ment illégal ont fini par acheter davantage de musique qu’avant. Sophian Fanen, «Boulevard du stream.

Du MP3 à Deezer, la musique libérée», Castor Astral, 260 pages.

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