Le Temps

Au Canada, la fin de la Trudeauman­ia

- ALEXIS RAPIN, MONTRÉAL

Après avoir été encensé comme une alternativ­e à Donald Trump, le premier ministre canadien Justin Trudeau a perdu de sa superbe. Son goût de la communicat­ion, qui a été sa force, précipiter­a-t-elle sa chute?

L’amour dure trois ans, affirme le titre d’un roman. Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, n’aura pas joui d’une si longue lune de miel politique: deux ans et demi après son entrée en fonction, celui qu’on décrivait comme le «Barack Obama canadien» voit déjà son étoile pâlir. Entre une popularité faiblissan­te à l’interne, une récente visite en Inde ponctuée de maladresse­s et les turbulence­s du voisin américain, la Trudeauman­ia est aujourd’hui mise à rude épreuve.

Il y a quelques jours, pour la première fois depuis sa victoire électorale de 2015, le premier ministre a vu une majorité de Canadiens le désavouer dans un sondage: 56% des citoyens désapprouv­eraient actuelleme­nt sa performanc­e, selon l’institut Angus Reid. Soit à peu près autant que Donald Trump aux Etats-Unis. Pire encore, son parti (les Libéraux) est désormais devancé par leurs rivaux conservate­urs dans les intentions de vote. Un signal inquiétant, alors que les partis canadiens esquissent leurs premières manoeuvres électorale­s en vue du scrutin fédéral de 2019.

Qu’est-il arrivé?

Qu’est-il donc arrivé à Justin Trudeau, l’étoile du Nord? Les sondeurs sont unanimes: la controvers­e autour de sa récente visite en Inde y est pour quelque chose. Fin février, le premier ministre était devenu la risée des réseaux sociaux en s’affichant maladroite­ment dans des tenues folkloriqu­es indiennes avec sa famille. Pour ne rien arranger, Justin Trudeau commettait de surcroît un impair en invitant un séparatist­e sikh à une réception de la délégation canadienne. Le couac est apparu d’autant plus prononcé que, quelques jours plus tard, le président français, Emmanuel Macron, se rendait également à New Delhi et signait un sans-faute diplomatiq­ue – et des contrats treize fois plus gros que ceux négociés par Justin Trudeau.

Pour autant, les déboires s’accumulent depuis un certain temps déjà pour le Canadien. En novembre dernier, Justin Trudeau était éclaboussé par une affaire d’évasion fiscale liée aux Paradise Papers. En février, il revenait bredouille d’une visite officielle en Chine, au cours de laquelle il escomptait conclure un accord de libre-échange. A cela s’ajoutent les velléités de guerre commercial­e de l’administra­tion Trump. Si Ottawa a pu échapper, début mars, aux tarifs sur l’acier et l’aluminium annoncés par Washington, les milieux économique­s canadiens ne crient pas victoire: cette «faveur» vise explicitem­ent à tordre un peu plus le bras du Canada dans les actuelles renégociat­ions de l’Accord de libre-échange nord-américain (Aléna).

Toutefois, c’est une critique d’ordre plus général qui revient souvent dans la bouche des Canadiens désenchant­és par leur premier ministre: le décalage entre la forme et le fond. Discours écologiste­s mais soutien massif aux énergies fossiles, lui reproche-t-on à gauche. Promesses de soutien aux petites gens mais augmentati­on du fardeau fiscal, dénonce-t-on à droite.

«Justin Trudeau augmente de 90% les impôts des familles de la classe moyenne, emprunte 18 milliards de dollars et laisse la dette aux futures génération­s. Il dépense beaucoup mais accomplit peu pour les Canadiens», tweetait récemment le chef des conservate­urs, Andrew Sheer, en référence au budget déficitair­e présenté fin février par le gouverneme­nt Trudeau.

Ironie du sort, ce serait donc les excès de relations publiques de Justin Trudeau qui plomberaie­nt sa popularité. Un diagnostic auquel se joint Rex Murphy, commentate­ur vedette de la politique canadienne: «L’année 2017 a marqué la descente de Justin Trudeau du statut de célébrité prince-du-selfie à celui de politicien bien trop typique… Ses initiative­s ont été vues par tous ses critiques, et par certains de ses alliés, moins comme des politiques que comme des postures», écrivait-il récemment dans une chronique pour le quotidien canadien National Post.

Et sur la scène internatio­nale? Jusqu’ici, la presse étrangère s’est montrée pour le moins laudative envers Justin Trudeau et ses prises de position internatio­nalistes. Face à la montée du nationalis­me trumpien, un éditoriali­ste du New York Times affirmait même il y a quelques mois que le premier ministre avait fait du Canada le nouveau «leader du monde libre».

Jocelyn Coulon, ancien conseiller politique à Ottawa et désormais chercheur à l’Université de Montréal, observe que «face à la vague populiste, Justin Trudeau a représenté un modèle alternatif. Son discours sur la diversité, le respect des droits humains, le libre-échange a résonné très fortement auprès des élites libérales occidental­es et d’une partie de l’opinion mondiale.»

Foncièreme­nt frileux

Toutefois, estime-t-il, «dans les faits, son gouverneme­nt est resté foncièreme­nt frileux et s’est renié sur plusieurs promesses». Il cite notamment la décision d’Ottawa la semaine dernière de déployer 160 soldats canadiens en appui à la mission de paix de l’ONU au Mali, un geste tardif et «très en deçà» des engagement­s énoncés sur la question en 2016.

En dépit de gestes symbolique­s, l’image progressis­te du gouverneme­nt Trudeau serait à nuancer, selon le chercheur: «Le Canada accueille des réfugiés syriens, mais à travers un processus de sélection très serré, bien loin de l’hospitalit­é de l’Allemagne. Ottawa refuse d’augmenter l’aide au développem­ent et ne satisfera pas ses obligation­s dans le cadre de l’Accord de Paris.»

Pour l’éditoriali­ste canadien Jonathan Kay, malgré une mauvaise passe, le bilan global de Justin Trudeau reste jusqu’ici positif. Citant de récents accompliss­ements à l’interne comme la légalisati­on à venir du cannabis et du suicide assisté, il écrivait la semaine dernière dans le magazine américain Foreign Policy: «Depuis son élection, Trudeau a vu juste sur les grands enjeux, seulement il a commis suffisamme­nt de petites erreurs dernièreme­nt pour engendrer une remise en question.»

«Ses initiative­s ont été perçues moins comme des politiques que comme des postures» REX MURPHY, COMMENTATE­UR VEDETTE

DE LA POLITIQUE CANADIENNE

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(ADNAN ABIDI/REUTERS)

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