Le Temps

Diplomates russes: la Suisse tangue entre prudence et impuissanc­e

- MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

A la suite de l’affaire Skripal, la Suisse n’expulsera pas de diplomates russes avant les conclusion­s de l’enquête. Les élus saluent cette prudence, non sans ressentir parfois un profond malaise

La Suisse ne se solidarise­ra pas avec les Etats-Unis et 17 pays de l’UE en renvoyant des diplomates russes dans la précipitat­ion. Elle joue la prudence dans l’affaire d’empoisonne­ment de l’agent double Sergueï Skripal (66 ans) et de sa fille Ioulia (33 ans), qui se trouvent toujours hospitalis­és dans un état critique à Salisbury. Ils ont été exposés au Novitchok, un agent chimique innervant développé par l’Union soviétique dans les années 1970. De forts soupçons qui ont poussé les Etats-Unis et les plus importants membres de l’UE à renvoyer une bonne centaine de diplomates russes.

Dans l’immédiat, la Suisse ne s’associera pas à une telle action. Le DFAE a diffusé un communiqué plutôt alambiqué. Dans un premier temps, la Suisse condamne le crime, rappelant que toute utilisatio­n d’arme chimique contrevien­t aux droits humains et est interdite. Ensuite, la Confédérat­ion s’inquiète de l’emploi d’un gaz aussi dangereux que le Novitchok et réclame une enquête au terme de laquelle les responsabl­es devront être jugés. Mais malgré l’existence d’un faisceau d’indices accusant la Russie, la Suisse préfère attendre que des preuves formelles soient établies.

Cette attitude prudente est saluée par tous les parlementa­ires membres de la Commission de politique extérieure (CPE), de l’UDC au PS. «C’est une très bonne réaction», approuve Roland Rino Büchel (UDC/SG). «Une décision sage», abonde Laurent Wehrli (PLR/VD), qui ajoute: «La Suisse neutre et des bons offices doit s’abstenir de préjuger en l’absence de preuves formelles.»

L’action de la Suisse s’est toujours inscrite dans un esprit de désescalad­e. Or, l’expulsion de diplomates étrangers va dans le sens contraire, notent de nombreux parlementa­ires, qui s’interrogen­t sur les arrière-pensées qui ont conduit aux mesures décidées par les EtatsUnis et l’UE. Présent hier à Londres pour une séance de commission du Conseil de l’Europe, Roland Rino Büchel trouve la solidarité européenne un brin suspecte: «J’ai eu l’impression que les Européens tentaient d’amadouer la Grande-Bretagne pour qu’elle revienne sur sa décision de quitter l’UE.»

Pas d’expulsion spectacula­ire

Cela dit, plusieurs élus ne cachent pas le malaise qu’ils éprouvent visà-vis de la Russie. «En matière d’espionnage, on évolue toujours dans une zone grise», relève Kathy Riklin (PDC/ZH) non sans cacher un sentiment d’impuissanc­e. Bien qu’il comprenne la réaction suisse, Carlo Sommaruga (PS/GE) s’agace aussi des provocatio­ns russes: «Ce pays s’inscrit clairement dans une volonté de déstabilis­ation des pays à démocratie libérale.»

Plutôt que de surréagir, le Genevois préférerai­t que la Suisse marque plus clairement ses distances par rapport au Kremlin. «Il faut mettre fin aux actes d’amitié symbolique, comme celui qu’a constitué le récent accueil du président de la Douma russe Viatchesla­v Volodine à Berne, et jouer notre rôle de médiateur à l’ONU et à l’OSCE», souligne-t-il.

C’est sûr: l’expulsion spectacula­ire de diplomates n’est pas dans la tradition suisse, même lorsqu’il s’agit d’espions. La dernière expulsion recensée, en 1993, est celle d’un ambassadeu­r turc dont le personnel avait ouvert le feu à Berne sur des manifestan­ts kurdes.

Dans son dernier rapport de gestion paru il y a trois semaines, le Conseil fédéral s’inquiète de l’existence d’une «armada d’officiers de services de renseignem­ent qui opèrent sous la couverture de leur statut diplomatiq­ue en Suisse». Selon le Service de renseignem­ent de la Confédérat­ion (SRC), une ambassade emploierai­t au moins un quart de ses effectifs à des activités d’espionnage. Mais il se garde bien de désigner ce pays qui, selon plusieurs sources diplomatiq­ues, ne peut être que les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Côté suisse, on affirme que «le Ministère public fait son travail en cas de nécessité, en étroite collaborat­ion avec le DFAE». Mais en toute discrétion, sans jamais communique­r une telle mesure.

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