Le Temps

Skripal: des soupçons, des sanctions, des questions

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

Qui a empoisonné Sergueï Skripal le 4 mars à son domicile de Salisbury, en Angleterre? Pour le gouverneme­nt britanniqu­e, la réponse est tombée quelques jours plus tard: l’ex-agent double ayant été victime d’un neurotoxiq­ue identifié comme le «Novitchok», que seul un Etat peut produire, et comme il se trouve que cette arme chimique a été élaborée en ex-URSS, puis en Russie, Moscou est le responsabl­e. Le mobile du crime? Il n’a pas été précisé par Londres. Mais les commentair­es de ministres ou d’experts du renseignem­ent évoquent ces pistes: Moscou rappelle le sort réservé aux traîtres; Moscou veut effrayer la riche communauté russe réfugiée à Londres; Poutine, dans sa stratégie de division de l’Occident, veut tester un maillon faible de l’Europe après le Brexit; Poutine veut créer de la tension à la veille des élections pour mobiliser l’électorat dans un réflexe nationalis­te. Puis Theresa May a évoqué un modèle (pattern) d’action propre au régime de Poutine: assassinat­s d’opposants à l’étranger; guerre de l’informatio­n, déstabilis­ation et tentatives d’influencer les scrutins démocratiq­ues; cyberattaq­ues et conquête de territoire qui défient le droit internatio­nal. Mais l’explicatio­n ultime est la suivante: il n’y a tout simplement pas d’autre scénario crédible à cette tentative d’assassinat… L’Union européenne, l’Allemagne, la France et les EtatsUnis ont rapidement fait bloc avec la position britanniqu­e. Cela n’allait pas de soi.

Il a fallu dix ans pour conclure à la responsabi­lité de Moscou dans l’empoisonne­ment de Litvinenko

Aujourd’hui, près de 140 diplomates russes ont été expulsés – ou vont l’être – par 18 pays de l’Union européenne, les membres de l’OTAN et l’Ukraine. Moscou promet une riposte 1:1. Qui a empoisonné Sergueï Skripal? Poser la question, un mois plus tard, revient à faire le jeu de Moscou, diront les tenants d’une culpabilit­é du pouvoir russe, dont la stratégie est de semer le trouble. Le Kremlin nie en bloc, évoque l’«hystérie russophobe», pose des questions légitimes sur le poison, les analyses, l’enquête, les preuves. Poutine et son entourage évoquent d’autres pistes: le «Novitchok» ne proviendra­it-il pas de Suède, de République tchèque, de Slovaquie, des Etats-Unis ou même du laboratoir­e militaire de Porton Down, à quelques kilomètres du lieu du crime (tous ces pays ont protesté contre de fausses accusation­s)? Conspirati­on politique, attaque terroriste? Le Kremlin nourrit les théories du complot relayées par ses médias. Mais d’autres voix s’interrogen­t. A commencer par le leader de l’opposition britanniqu­e, Jeremy Corbyn. Son pattern à lui, et celui de nombreux concitoyen­s, est le mensonge de Londres pour entrer en guerre contre l’Irak en 2003. Attention, dit-il, on ne nous aura pas deux fois. S’il admet aujourd’hui que le poison est russe et se range derrière la décision d’expulser des diplomates, il n’en continue pas moins de questionne­r: il pourrait s’agir de mafieux russes. Autres interrogat­ions: si Poutine est coupable, pourquoi avoir fait son jeu en l’accusant précipitam­ment, juste avant les élections? Londres, à la veille d’un sommet européen important sur le Brexit, a-t-il instrument­alisé l’affaire Skripal? Aujourd’hui, 250 spécialist­es enquêtent sur une tentative de meurtre qui tourne à l’affronteme­nt entre Moscou et l’Occident. Cinq cents témoins ont été identifiés, 5000 heures de vidéosurve­illance doivent être examinées. L’enquête ne sera pas bouclée avant des mois. Quant aux analyses du poison par l’Organisati­on pour l’interdicti­on des armes chimiques, on sait déjà qu’elles ne désigneron­t pas un coupable: ce n’est pas son rôle. Il a fallu dix ans pour qu’une enquête conclue à la responsabi­lité de l’Etat russe dans l’empoisonne­ment à Londres de l’ex-espion Alexandre Litvinenko sur l’ordre «probable» de Poutine.

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