Le Temps

Comment l’ADN a révélé mon talon d’Achille

Après avoir suivi les stars du FC Barcelone pendant cinq ans, SM Genomics ouvre ses éprouvette­s aux sportifs amateurs. Cette start-up catalane propose d’évaluer votre propension aux blessures. Nous avons testé ce système encore imparfait

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ @ AdriaBudry

La procédure de récolte du matériel génétique est plutôt intuitive. La remise des résultats prend environ un mois.

Piqué, Rakitic, Messi… Dans mon plan de carrière parfait, mon nom aurait dû se mêler à cette feuille de match fantasmée. Les aléas de la vie, mon talent balle au pied et – il semblerait – mon patrimoine génétique en ont décidé autrement. Mais même si je ne joue que d’infâmes rencontres de ligues inférieure­s, une start-up barcelonai­se m’a ouvert ses éprouvette­s pour réaliser les mêmes tests génétiques que les plus grandes stars du FC Barcelone, afin d’évaluer mes prédisposi­tions sportives (ou leur absence). SM Genomics, spin-off de l’Université de Barcelone, est née des travaux du médecin de la première équipe du Barça, le Dr Ricard Pruna. Il a testé l’effectif de ce poids lourd du football mondial pendant cinq saisons (2007-2012). Les résultats ont été consignés dans sa thèse de doctorat, qui a ensuite donné naissance à la start-up. Ni une ni deux, mon petit coeur de sportif frustré n’a fait qu’un tour. Sur son site décliné en quatre langues, SM Genomics promet de «découvrir mon profil nutritionn­el et lésionnel pour améliorer mes performanc­es sportives». Trois options s’offrent à moi: les tests génétiques de nutrition (140 euros), blessures (160 euros) ou premium (260 euros). J’opte pour cette dernière, dont les résultats sont garantis dans un délai de quatre semaines, dès l’envoi de l’échantillo­n de salive. Il semblerait pourtant que les douaniers suisses soient plus susceptibl­es sur l’import/export de liquides biologique­s que sur ces commandes multiples de chaussures Zalando (de trois tailles différente­s, pour être sûr que l’une au moins correspond­e). Après une rapide discussion téléphoniq­ue avec SM Genomics, nous décidons de faire passer la route de la salive par le village de Gaillard (FR), en France voisine, qui a l’avantage d’être dans l’Union européenne. Envoyé en début de semaine depuis Barcelone, je retrouve un kit de collecte bleu le vendredi dans ma boîte aux lettres gaillardin­e. Il s’agit d’une sorte de coton-tige, monté sur une éprouvette taille brosse à dents, et d’une enveloppe pour les échantillo­ns biologique­s. La procédure est assez intuitive mais SM Genomics a pensé à glisser des instructio­ns pour ceux qui ignoreraie­nt tout de l’art du frottis buccal. A qui confier le transport de mes données génétiques? C’est la question que je me suis posée après avoir scellé l’enveloppe. Pris de doute, je passe un coup de fil à Oriol Llampayas, qui a pris la tête de la start-up barcelonai­se, alors que le docteur Ricard Pruna se consacre à plein temps aux bobos des joueurs catalans. Le sympathiqu­e chercheur me rassure: les échantillo­ns restent «stables» jusqu’à 60 jours. Dans le doute, nous convenons tout de même d’un envoi express via FedEx. Après plusieurs tentatives infructueu­ses sur le site web de ce groupe de livraison, je me résigne à passer commande par téléphone. Quelques mélodies d’attente plus tard, l’opératrice s’excuse de ne pouvoir honorer ma demande. Le problème ne vient pas du fait que je m’apprête à exporter ma salive vers l’Espagne mais de la provenance de mon numéro. «Rappelez avec un téléphone français», hasarde-t-elle. A l’ère des tests génomiques à domicile, les frontières administra­tives restent, elles, très XXe siècle. Les obstacles ne sont pas que techniques, mais aussi éthiques et politiques. La perspectiv­e d’une généralisa­tion de ce type de tests fait frémir le Conseil national, qui s’est accordé, fin février, sur une révision de la loi fédérale sur l’analyse humaine datant de 2007. Mon échantillo­n de salive finit par arriver à Barcelone une semaine plus tard. Pour tuer le temps, je bavasse génétique avec Oriol Llampayas. «Les tests ne donnent pas de diagnostic­s mais des prédisposi­tions aux blessures», souligne-t-il d’entrée de jeu. Les scientifiq­ues ont observé que des associatio­ns de nucléotide­s sur certains gènes – l’équivalent du code binaire informatiq­ue – peuvent influencer l’activité sportive. Certaines de ces variations, ou polymorphi­smes, conditionn­eraient la capacité de récupérati­on, le risque de blessures aux ligaments ou au tendon d’Achille. «C’est très délicat. On parle d’ADN de personnes avant d’être des joueurs, explique-t-il par Skype. On a beaucoup de données sensibles, plus que ce qu’on aimerait parfois.» Oriol Llampayas a l’air mal à l’aise. La société n’a jamais communiqué, pour des raisons contractue­lles, sur sa collaborat­ion scientifiq­ue avec le Barça. Des fuites internes et la volonté de certains de promouvoir le Barça Innovation Hub, lancé en 2017, s’en sont chargées pour elle. Je me suis moi aussi lancé dans cette procédure la fleur au fusil. Mais cette légèreté s’estompe au fil des discussion­s avec mes proches, qui ne trouvent pas forcément ça «fun». On m’interroge: «Tu fais quoi si on te dit que tu as tant de probabilit­é de développer un cancer dans dix ou vingt ans ou d’avoir la maladie d'Alzheimer?» Je les trouve un peu alarmistes, mais je passe tout de même un coup de fil à Oriol Llampayas. «On n’est qu’au tout début de la génétique. Cette science pourra répondre à beaucoup de questions, mais on ne sait pas encore les lui poser.» Les tests ADN évaluant les prédisposi­tions aux maladies cardiaques ou aux cancers existent, mais ils vont bien au-delà du champ de recherche de SM Genomics, qui ne séquence qu’une infime partie de mon génome. La suite de la procédure me ramène à des considérat­ions plus prosaïques. Je dois compléter un questionna­ire extrêmemen­t précis sur trois jours concernant mes habitudes alimentair­es, mes heures de sport et le type d’effort effectué. Mon emploi du temps de journalist­e s’avère chaotique, et j’imagine ma consommati­on de café nuisible pour l’organisme. Non sans honte, je note également que j’ai mangé des pâtes trois midis de suite. Au total, il se sera écoulé bien plus d’un mois avant la remise de mes résultats. Mais le concept vient tout juste d’être lancé. J’apprends même que je suis l’un des premiers sportifs amateurs de la start-up. Du coup, c’est Oriol Llampayas luimême qui m’envoie les deux fichiers par courriel. Celui sur les blessures est compliqué à interpréte­r. Les résultats sont séparés en trois catégories – muscles, tendons et ligaments – avec à chaque fois une mesure de la propension à subir l’une de ces blessures dites de «non-contact», une évaluation de ma capacité à récupérer après un effort et la gravité des différents types de blessures potentiell­es. Les deux principaux enseigneme­nts sont grosso modo: 1) J’ai besoin d’un peu plus de temps de récupérati­on musculaire que la moyenne, mais mon risque de blessure est faible notamment en raison de mon polymorphi­sme CT, associé à l’élastine, et donc, à la réparation de tissus. 2) J’aurais du mal à récupérer après une blessure aux tendons (polymorphi­sme TT) et, si elle se produisait, les conséquenc­es pourraient être lourdes. Heureuseme­nt, les tendinites et ruptures de ces précieux câbles corporels me sont inconnues depuis vingtdeux ans que je sévis sur les terrains. Il faut dire que le résultat est relatif. Le risque de blessure est évalué grâce à un algorithme fait maison prenant en compte plusieurs études scientifiq­ues ainsi que la base de données de SM Genomics. Et cette dernière est construite sur un échantillo­n de sportifs d’élite dont on imagine l’ADN conquérant. Un biais scientifiq­ue important selon certains spécialist­es. J’ai demandé à Jacques Fellay d’interpréte­r mes analyses. Pour ce médecin et professeur de génétique à l’EPFL et au CHUV, le nombre de patients de SM Genomics et les polymorphi­smes étudiés (17) représente­nt un «socle scientifiq­ue très fragile» au vu des millions de constellat­ions de polymorphi­smes et de la relative faiblesse des études publiées dans le domaine. «Les différence­s identifiée­s, de l’ordre de quelques pour cent à l’échelle de la population, ne changent pas la donne au niveau individuel, souligne-t-il. A l’heure actuelle, ces analyses ne sont guère plus fiables qu’un horoscope.» La génomique sportive manque donc encore de bases de données suffisamme­nt solides. Ce qu’est parvenue à obtenir la société américaine 23andMe, fondée en 2008, pour ses tests de généalogie grâce à sa tarificati­on agressive et la curiosité naturelle de gens pour connaître leurs origines ethniques. «Ils sont parvenus à court-circuiter la recherche traditionn­elle en constituan­t une base de données d’un million de personnes, souligne Jacques Fellay. Ce qui leur a permis d’affiner leurs analyses et de commencer à répondre à d'autres question, comme la propension à développer une calvitie.» Oriol Llampayas admet l’existence de certaines critiques scientifiq­ues. «La génétique n’est pas le seul facteur de blessures. L’alimentati­on, l’âge ou le sport pratiqué influent aussi. Et le renforceme­nt des muscles adjacents aux ligaments peut atténuer les risques de 20 à 30%. D’où l’intérêt de personnali­ser sa préparatio­n.» Pour lui, l’homogénéit­é de leur base de données permet justement de «contrôler» les autres variables. Oriol Llampayas ne cache pas non plus que le modèle d’affaires vise à collecter des données pour «améliorer le produit actuel». En mai, la société va aussi lancer des tests liés à l’endurance et à la puissance physique. Entre-temps, SM Genomics m’envoie le nouveau format des tests, avec un design épuré et incluant des exercices physiques pour renforcer les «zones à risques». J’ai toutefois l’impression d’en avoir plus appris sur moi-même durant le processus qu’à l’obtention des résultats. En jetant un dernier regard sur mon questionna­ire, je me rappelle que je n’ai pas ouvert mon dossier sur mes prédisposi­tions nutritives. Surprise: outre des tableaux qualifiant mes besoins énergétiqu­es en fonction de mes heures de sport, cette mention: «Vous présentez une métabolisa­tion déficiente au lactose.» Le processus ne m’aura pas permis de rejoindre Rakitic, Messi et Piqué, mais au moins il aura changé la compositio­n de mon frigo.

«On n’est qu’au tout début de la génétique. Cette science pourra répondre à beaucoup de questions, mais on ne sait pas encore les lui poser» ORIOL LLAMPAYAS, PATRON DE SM GENOMICS

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(MAURANE DI MATTEO)
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