Le Temps

Au Tessin, la «Fashion Valley» menacée

La pression des fiscs étrangers, le projet fiscal PF17 et les nouvelles normes internatio­nales risquent de faire fuir les géants de la mode de la «Fashion Valley». Ce secteur représente un quart des rentrées fiscales cantonales

- ANDRÉE-MARIE DUSSAULT, LUGANO

Les multinatio­nales de la mode venues au sud des Alpes pour profiter des avantages fiscaux offerts par le Tessin pourraient fuir la «Fashion Valley». Le secteur, qui compte 80 marques, comme Hugo Boss, Guess ou Philipp Plein, a connu une croissance fulgurante cette dernière décennie. Employant près de 6000 personnes, il génère 90 des 350 millions de francs d'entrées fiscales cantonales, soit autant que les banques durant leur âge d'or. Pour Luca Albertoni, directeur de la Chambre de commerce du Tessin et membre du comité de l'associatio­n Ticino Moda, la menace majeure vient désormais de la pression exercée sur les grandes sociétés par les autorités fiscales des pays étrangers, notamment l'Italie, qui veulent rapatrier ces importants contribute­urs. Il cite l'exemple d'Armani qui, en 2014, a quitté le Tessin et payé une amende de 270 millions d'euros au fisc de la Péninsule pour mettre fin à une enquête judiciaire pour évasion fiscale. Si Gucci – qui fait l'objet d'une enquête menée par le parquet de Milan qui le soupçonne d'avoir soustrait 1,3 milliard d'euros au fisc – devait plier bagage, le Tessin perdrait son plus important contribute­ur.

Des statuts spéciaux

«Avec le canton, nous cherchons à maintenir les conditions les plus favorables possible. Nous sommes en constant contact avec les entreprise­s sur le terrain», indique Luca Albertoni. Il ajoute que, voisin de Milan, le Tessin offre des conditions-cadres avantageus­es, une grande efficacité administra­tive, un pôle de la mode avec accès facilité aux compétence­s et à l'innovation, et les collaborat­ions avec ses centres universita­ires. Professeur de droit fiscal à la HES de la Suisse italienne (Supsi), Samuele Vorpe estime que le risque que des entreprise­s de la mode se délocalise­nt, ailleurs en Suisse ou à l'étranger, est bien réel. Il souligne que, parmi les quelque 1500 sociétés bénéfician­t d'un statut fiscal spécial au Tessin, plusieurs sont de grands noms de la mode. Ces entreprise­s paient de 8 à 10% d'impôts (cantonal, communal et fédéral direct), alors que les autres déboursent environ 20% de leurs bénéfices. Or le projet de réforme fiscale PF17, proposé la semaine dernière par le Conseil fédéral et qui suit les recommanda­tions de l'OCDE, prévoit l'abolition du statut fiscal spécial (au même titre que la RIE III avant lui, rejetée par le peuple en février 2017). Le Tessin devra ainsi revoir son régime. Tout comme devront le faire d'autres cantons, tels que Vaud, Neuchâtel, Zoug, Bâle-Ville, et surtout Genève, précise Samuele Vorpe. «Le monde est en mutation. Les régimes fiscaux spéciaux ne sont plus acceptés et les pressions en faveur du changement sont très importante­s.» L'expert signale qu'aujourd'hui la concurrenc­e fiscale intercanto­nale est devenue très forte. Le Tessin pourrait perdre des sociétés, de même que des personnes physiques. «Plusieurs cantons se sont déjà adaptés. Par exemple, Vaud, Genève et Bâle-Campagne ont diminué, ou veulent diminuer, l'impôt pour toutes les entreprise­s à 13-14%.»

Vers un désert de hangars?

Syndicalis­te et député cantonal (Mouvement pour le socialisme), Matteo Pronzini, qui demandait récemment des comptes au Conseil d'Etat sur l'affaire Gucci, souligne encore que la Suisse s'est engagée à respecter des normes internatio­nales prescrivan­t l'imposition où les biens sont produits. Le projet de l'OCDE en matière de lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) vise précisémen­t à endiguer les mesures d'optimisati­on fiscale – légales, mais jugées illégitime­s – adoptées par les multinatio­nales. Aujourd'hui, les marchandis­es des géants de la mode arrivent dans les centres tessinois depuis l'Italie et d'autres pays, explique l'élu, pour être déballées, réétiqueté­es, remballées, facturées et expédiées aux boutiques à travers toute l'Europe. «Après l'adoption du BEPS, ils n'auront plus la possibilit­é de transférer leurs biens où le système fiscal est le plus généreux.» Très critique par rapport aux politiques fiscales introduite­s par le canton ces dernières années, Matteo Pronzini considère que le gouverneme­nt a investi dans un secteur, la mode, qui ne produit pas de développem­ent économique sain et à long terme pour la population. «D'ici à quelques années, nous allons nous retrouver avec un désert de hangars sur un territoire dévasté.» ▅

Le risque que des entreprise­s de la mode se délocalise­nt est bien réel, selon le professeur Samuele Vorpe

 ?? (AKOS STILLER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) ?? Gucci, basé au Tessin, est sous le coup d’une enquête menée par le parquet de Milan, qui le soupçonne d’avoir soustrait 1,3 milliard d’euros au fisc. Si la société décidait de quitter le canton, celui-ci perdrait son plus important contribute­ur.
(AKOS STILLER/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES) Gucci, basé au Tessin, est sous le coup d’une enquête menée par le parquet de Milan, qui le soupçonne d’avoir soustrait 1,3 milliard d’euros au fisc. Si la société décidait de quitter le canton, celui-ci perdrait son plus important contribute­ur.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland