Le Temps

La filière genevoise du pétrole vénézuélie­n

Ces trois dernières années, les négociants suisses ont affrété plus d’un pétrolier sur dix entre le Venezuela et les Etats-Unis. Alors que les volumes globaux diminuent, la compagnie d’Etat du pays caribéen les accuse de «pillage»

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ @ AdriaBudry

«Rasez les Alpes, qu'on voie la mer!» Si quelqu'un prenait un jour au pied de la lettre l'injonction du chanteur Michel Bühler, on finirait peut-être par y voir plus clair dans cette si particuliè­re route commercial­e qui relie les mers chaudes des Caraïbes aux Etats-Unis, en passant par la place helvétique du négoce. Mi-mars, l'arrestatio­n de deux traders d'Helsinge à Genève, à la suite d'une plainte de la compagnie d'Etat vénézuélie­nne PDVSA (ou Petróleos de Venezuela SA), a brutalemen­t mis en lumière les liens pétroliers entre la Suisse et le Venezuela. Le cabinet Helsinge, établi à Genève depuis octobre dernier et soupçonné d'avoir remis des informatio­ns confidenti­elles à des négociants suisses en échange de pots-de-vin, a affrété 17 navires avec du pétrole vénézuélie­n entre le 24 septembre 2016 et le 2 janvier 2018, selon une analyse des cargaisons effectuée via la base de données Panjiva, établie sur les documents douaniers.

Un «pillage systématiq­ue»

Ce cabinet est au coeur d'une affaire judiciaire opposant la plupart des poids lourds de la place du négoce à PDVSA. Dans une plainte civile, émise via un trust américain le 13 février, la compagnie pétrolière accuse les groupes de négoce internatio­naux, leurs banques et des agents et officiels vénézuélie­ns (parmi eux son vice-président) d'avoir «systématiq­uement pillé» ses ressources en mettant en place une trame visant à «fixer les prix, truquer les offres et éliminer la concurrenc­e dans l'achat et la vente de brut», selon la plainte de 161 pages. Les dirigeants d'Helsinge auraient ensuite vendu ces informatio­ns à cinq groupes de trading basés en Suisse: Trafigura, Vitol, Lukoil ainsi que Glencore et Masefield. Tous sont cités par PDVSA comme «co-conspirate­urs». Le montant du préjudice est estimé à 5,2 milliards de dollars par l'avocat de la société d'Etat, soit environ 4,9 milliards de francs de manque à gagner pour le Venezuela.

L'analyse des flux maritimes ne préjuge pas d'une éventuelle culpabilit­é. Mais elle montre comment Genève s'est retrouvé au coeur de cette affaire. Ses grandes maisons de négoce sont très actives sur le pétrole vénézuélie­n, soit citées en tant que consignee (l'acheteur) ou notify party (le responsabl­e à l'arrivée du cargo).

Une mainmise suspecte, selon Caracas

Entre le 8 mars 2015 et le 8 mars 2018, Trafigura a ainsi participé à 85 affrètemen­ts de navires, sur le total des 1524 pétroliers qui ont relié le Venezuela aux Etats-Unis sur cette période. Soit une part de marché de 5,6%. Coïncidenc­e: Vitol a réalisé exactement le même nombre d'affrètemen­ts. Et Lukoil, qui vend son pétrole depuis sa filière genevoise Litasco, 18. Si l'on ajoute les 17 affrètemen­ts en nom propre d'Helsinge (ce cabinet ne faisait que du conseil avant septembre 2016), ces traders «genevois» ont donc accaparé près de 13,5% des livraisons

5,2

C’est, en milliards de dollars, le manque à gagner pour Caracas, selon l’avocat de la société d’Etat PDVSA.

de pétrole vénézuélie­n. Et ce, alors que les volumes de pétrole sortant du Venezuela, neuvième producteur mondial, sont en déclin quasi permanent depuis que les cours du pétrole ont chuté en 2014. Pour l'Etat vénézuélie­n, cette mainmise est suspecte. Il a déposé une plainte pénale à Genève. L'arrestatio­n d'un des dirigeants d'Helsinge a conduit au séquestre d'un serveur informatiq­ue, envoyé depuis Miami. Ce matériel aurait permis de dupliquer le serveur de PDVSA afin d'obtenir des informatio­ns confidenti­elles sur les ventes de pétrole, en continu, pendant près de huit ans.

Appels d’offres «manipulés»

Ces informatio­ns auraient ensuite permis de manipuler les appels d'offres émis par PDVSA, selon la plainte. Les pages annexes du document contiennen­t une série de mails entre l'un des cofondateu­rs d'Helsinge, d'origine vénézuélie­nne, qui informe un négociant du montant proposé par la société pétrolière britanniqu­e BP. Ou d'un long échange, dans lequel ce même Vénézuélie­n encourage un autre négociant à «appeler pour améliorer» son offre afin de dépasser celle de son concurrent Lukoil. Interpellé­es par Le Temps pendant le forum FT Commoditie­s Global Summit de Lausanne la semaine dernière, Vitol, Trafigura et Glencore ont décliné tout commentair­e. Lukoil n'a pas donné suite à des questions formulées par écrit. Contactée, la société Helsinge affirme, elle, «contester toutes les accusation­s», réaffirman­t la licéité de ses activités, via son avocat genevois Jean-Marc Carnicé. La véracité des faits allégués par le Venezuela doit encore être prouvée. Mais, de manière générale, Marc Guéniat, spécialist­e du secteur chez l'ONG PublicEye, souligne que «le recours systématiq­ue à des sociétés intermédia­ires suspectes permet de sous-traiter le risque. Leur valeur ajoutée est souvent basée uniquement sur les relations privilégié­es qu'elles entretienn­ent avec l'Etat.» Et d'enfoncer le clou: «Ces signaux auraient dû alerter les maisons de négoce.» ▅

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(CARLOS GARCIA RAWLINS/REUTERS) Ces dernières années, les traders «genevois» ont accaparé près de 13,5% des livraisons de pétrole vénézuélie­n.

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