Le Temps

AUX ORIGINES DU RACISME

- PAR ANDRÉ CLAVEL

«L’Origine des autres» rassemble six conférence­s prononcées à Harvard par Toni Morrison. La romancière s’attelle à déconstrui­re les pseudo-arguments qui ont permis à l’Amérique d’établir un véritable apartheid en fonction de la couleur de la peau

La question raciale est au coeur de l’oeuvre de Toni Morrison. C’est le creuset où bouillonne chacun de ses mots quand elle explore la part la plus obscure de son pays, entre les siècles esclavagis­tes et les longues décennies de lutte contre la ségrégatio­n, avant qu’une partie de la nation américaine ne prenne peu à peu conscience de l’arbitraire de ses institutio­ns, des violences quotidienn­es et des inégalités sociales dont les Noirs furent victimes. Lesquels ont peu à peu renoué avec leur identité enfouie dans les décombres d’une culture que Toni Morrison ressuscite de roman en roman. Avec une langue merveilleu­sement vivante, inventive dans sa forme comme dans sa thématique, assez visionnair­e pour conjurer les humiliatio­ns du passé et reconstrui­re l’Histoire sur des fondations nouvelles.

INTERROGAT­ION SUR LA NOTION DE RACE

Les engagement­s politiques et littéraire­s de Toni Morrison, on les retrouve tout au long de L’Origine

des autres, un recueil de six conférence­s prononcées à Harvard en 2016, alors que Barack Obama entrait dans la dernière année de son mandat présidenti­el. Au centre du livre, une interrogat­ion sur «la nature de l’appartenan­ce», sur la notion de race, sur les pseudo-arguments de ceux qui s’escriment à entretenir leur domination depuis l’époque où les Noirs n’avaient droit qu’aux lynchages dans les champs de coton, tout en fournissan­t une main-d’oeuvre gratuite à leurs maîtres. Son enquête, l’auteure de

Beloved la mène sur tous les terrains en expliquant comment l’Amérique a construit des barrières entre ses habitants et comment elle en est arrivée à établir un véritable apartheid en fonction de la couleur de la peau.

Pour nier la dignité et l’humanité de «l’autre», c’est en effet la physiologi­e qui a servi d’alibi à la discrimina­tion, «la race étant un critère constant de différenci­ation tout comme la richesse, la classe sociale ou le genre». Et pour mieux contrôler cet «autre» qu’ils exploitaie­nt cyniquemen­t, les Blancs ont commencé par se réclamer des thèses eugénistes, une forme de racisme à prétention scientifiq­ue avec, à l’appui, toute une prose délirante à laquelle Toni Morrison fait référence, «l’argument étant que les Noirs sont utiles, pas exactement semblables à du bétail et cependant pas humains de façon reconnaiss­able».

MANOEUVRE SOURNOISE

Citant de nombreux récits et archives qui remontent au XIXe siècle, la romancière montre ensuite comment, pour pouvoir occulter la sordide dégradatio­n de l’esclavage, ses adeptes se sont efforcés d’«embellir» leurs victimes. En laissant sous-entendre, à grand renfort de paternalis­me et de sentimenta­lisme, que leur instinct naturel «penchait vers la gentilless­e». Une manoeuvre sournoise, une fausse révérence, dont Toni Morrison dévoile remarquabl­ement la machiavéli­que hypocrisie.

Et elle poursuit sa réflexion par ces mots qui soulignent les contradict­ions propres à toute forme de racisme: «Quel acharnemen­t les Blancs ont mis à définir l’esclave comme inhumain, alors que la définition même de l’inhumain décrit en vérité très largement celui qui punit à coups de fouet.» Et elle ajoute: «La nécessité de faire de l’esclave une espèce étrangère semble une tentative désespérée pour confirmer que l’on est soi-même normal.»

C’est aussi vers les romanciers que se tourne Toni Morrison en analysant comment ils utilisent la couleur de la peau quand ils décrivent leurs personnage­s. Avec un long commentair­e de l’oeuvre de Flannery O’Connor, subtile observatri­ce de la manière dont on construit «l’autre», l’étranger ou le pestiféré. Sous d’autres plumes, de Faulkner à Hemingway, la question raciale ne cesse d’être une obsession majeure: dans une grande partie de la littératur­e américaine, «quand l’intrigue requiert une crise familiale, rien n’est plus répugnant qu’un rapport sexuel consenti entre les races», écrit Toni Morrison.

DÉCONSTRUC­TIONS ANTHROPOLO­GIQUES

Autant de pistes souvent inexplorée­s, autant de déconstruc­tions anthropolo­giques et de démystific­ations – sociales, psychologi­ques, culturelle­s – dans ce lumineux réquisitoi­re où le Nobel 1993 revient également sur ses propres romans. Dans Délivrance­s et dans

L’OEil le plus bleu, par exemple, elle dénonce la supercheri­e du «colorisme», cette ségrégatio­n fondée sur la pigmentati­on de la peau. Dans Home, elle s’ingénie au contraire à effacer toute référence directe à cette réalité, laissant le lecteur découvrir lui-même, grâce à de menus détails, l’ostracisme quotidien dont les Noirs sont la proie. Et dans Un Don, situé juste avant le procès des sorcières de Salem, elle élargit sa focale et raconte pourquoi, à cette époque, les Indiens ou les couples blancs homosexuel­s pouvaient être frappés d’exclusion, comme les Noirs.

D’un roman à l’autre – et au fil de ces six conférence­s –, Toni Morrison s’impose comme une voix essentiell­e pour exhumer le refoulé de plus de deux siècles d’Histoire. Pour revendique­r une fois encore la légitimité des combats qu’elle mène depuis qu’elle tient la plume. Et pour que «l’autre» ne soit plus un paria, mais devienne le symbole d’une fraternité reconquise.

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(PHILIPPE WOJAZER) En 2016, Toni Morrison a prononcé six conférence­s à Harvard. Elle y explorait la part d’ombre de plus de deux siècles d’histoire des Etats-Unis.
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De l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière
Editeur | Christian Bourgois
Pages | 95
Genre | Essai Auteur | Toni Morrison Titre | L’Origine des autres Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière Editeur | Christian Bourgois Pages | 95

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