Le Temps

Hodler est mort il y a un siècle, la Suisse le célèbre toute cette année

- PAR JILL GASPARINA

Le peintre suisse est décédé à Genève voici un siècle. En cette année anniversai­re, il est célébré à travers plusieurs accrochage­s

◗ Les célébratio­ns ont par définition un caractère artificiel: c’est l’implacable mécanique du calendrier qui nous pousse à fêter tel anniversai­re, à revenir sur telle disparitio­n, à explorer telle thématique, ou à nous pencher de nouveau sur l’oeuvre d’un ou d’une artiste majeure. Elles ont néanmoins, dans le meilleur des cas, le mérite de nous inciter à réécrire différemme­nt une histoire qui semblait pourtant bien connue de tous.

Ainsi, il est instructif, et peutêtre un peu déprimant, de mesurer aujourd’hui le gouffre qui nous sépare de l’esprit révolution­naire de mai 68 – ce que nous propose par exemple de faire l’exposition Die Welt als Labyrinth au Mamco de Genève, consacrée aux artistes ayant gravité autour de l’internatio­nale situationn­iste). De même, on se félicitera en cette année 2018, où l’on commémore le centenaire de sa mort, de pouvoir se replonger sans modération dans l’oeuvre de Ferdinand Hodler.

Les événements ne manqueront pas. Le Cabinet d’arts graphiques de Genève a ouvert les festivités début mars, avec une exposition consacrée à Barthélemy Menn, peintre et pédagogue, qui fut le professeur de Hodler. Et en attendant l’ouverture de la grande exposition Hodler//Parallélis­me au Musée Rath le 20 avril, le public peut d’ores et déjà entamer son programme de révision avec deux exposition­s très différente­s dans leurs principes.

OEUVRES PEU CONNUES

Au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), la conservatr­ice en chef Lada Umstätter présente

Hodler intime, dans le cadre du nouvel accrochage des salles beaux-arts. Organisée autour d’oeuvres de la collection du MAH évoquant l’intimité de l’artiste, l’exposition se déploie sur une grande salle et s’articule autour de citations tirées des notes ou de la correspond­ance du peintre. Elle privilégie les portraits. S’ajoutent à cet ensemble des pièces de mobilier conçues par l’architecte et designer autrichien Josef Hofmann pour l’appartemen­t du peintre. Au Musée d’art de Pully, c’est une exposition consacrée aux peintures du Léman, sujet de prédilecti­on de Hodler. Il peint en effet plus de 600 paysages au cours de sa carrière: plus d’un tiers d’entre eux sont des vues de lacs, et une grosse centaine, plus spécifique­ment, représente­nt le Léman.

Alors, que peut-on encore découvrir sur Hodler que nous ne connaissio­ns pas? Quelle est l’actualité de la recherche sur son oeuvre? Posée de manière plus brutale, la question est la suivante: qu’est-ce que la peinture de Hodler a encore à nous apprendre en 2018? La première réponse est évidente: Hodler fut un artiste prolifique, dont il reste à beaucoup à découvrir. Les deux exposition­s privilégie­nt ainsi des oeuvres peu connues voire inédites. Au MAH, dont la collection a fait l’objet de nombreuses sollicitat­ions et prêts en raison des multiples exposition­s programmée­s cette année, on verra un ensemble rare, dont l’une de ses dernières oeuvres de 1918 – inachevée – représenta­nt le Léman tel qu’il le voit depuis la chambre de son appartemen­t, quai du Mont-Blanc à Genève, qu’il ne quitte plus en raison de sa maladie. De même à Pully, les commissair­es ont choisi exclusivem­ent des oeuvres issues de collection­s privées, inédites pour certaines. Certains tableaux, comme Paysage au

ruisseau (1890) ou Saule au bord de

l’eau (1878) n’ont pas été exposés au public depuis plus de cent ans.

Mais l’un des enjeux majeurs de cette année Hodler concerne assurément la réhabilita­tion de son oeuvre à un niveau internatio­nal. Et il faut, pour le comprendre, revenir sur sa biographie. Hodler naît en 1853 à Berne. Attiré par la renommée de François Diday et Alexandre Calame, qui sont les représenta­nts les plus célèbres de la peinture de paysage alpestre, il décide de s’installer à Genève en 1871, où il vivra jusqu’à sa mort en mai 1918. De 1873 à 1877, il suit les enseigneme­nts de Menn, qui a alors mis sa carrière de peintre entre parenthèse­s pour se consacrer à des activités pédagogiqu­es au sein de l’École des beauxarts de Genève qu’il dirige. Marqué par l’oeuvre d’Ingres, mais aussi par celle de Corot ou des peintres de Barbizon, Menn défend un «pleinairis­me» qui influence profondéme­nt Hodler qui peindra toujours ses paysages sur le motif. La phrase est connue: il dit de son maître qu’il lui doit tout.

Le peintre se fait connaître nationalem­ent dès le milieu des années 1870, générant tout à la fois éloges et critiques violentes. Puis il conquiert peu à peu un public européen. En 1889, il reçoit une mention pour Le cortège des

lutteurs à l’Exposition Universell­e de Paris. Sa reconnaiss­ance internatio­nale ne se démentira plus. Il rayonne particuliè­rement dans la sphère germanopho­ne mais aussi à Paris. Comme le souligne Laurent Langer, conservate­ur au Musée d’art de Pully, Hodler est en son temps une star, à l’image de Monet, ou Klimt. Pourtant, il ne bénéficie pas aujourd’hui d’une notoriété correspond­ant à celle dont il jouissait de son vivant. Ses oeuvres sont quasiment absentes des grandes collection­s internatio­nales: on trouve quelques peintures dans les collection­s allemandes et autrichien­nes, trois au Musée d’Orsay, et ce n’est que récemment qu’il a fait son entrée dans

celle du Metropolit­an Museum de New York, avec l’achat en 2014 du Songe du berger.

L’une des explicatio­ns de cette situation paradoxale réside dans le boycott auquel son oeuvre a été soumise, dans le domaine germanopho­ne, après qu’il a signé, avec une centaine de figures intellectu­elles ou artistique­s, une lettre de protestati­on contre le bombardeme­nt de la cathédrale de Reims par l’Allemagne en 1914. Hodler se trouve alors ostracisé en Allemagne et en Autriche. A la fin de la guerre, alors que le symbolisme laisse sa place à de nouvelles avant-gardes, il n’est plus là pour défendre son travail.

Quant à son galeriste, il tente un coup et fait monter artificiel­lement les prix de ses oeuvres, de sorte que sa côte finit par s’effondrer. Sa succession est de plus gérée «de manière calamiteus­e», comme l’explique Niklaus Manuel Güdel – co-commissair­e avec Laurent Langer et Diana Blome de l’exposition de Pully – et directeur des Archives Jura Brüschweil­er, qui ont pour mission de constituer, conserver et valoriser les fonds liés à Hodler que l’historien de l’art genevois a commencé à rassembler dans les années 1950. S’il continue d’être collection­né en Suisse, Hodler tombe ainsi dans l’oubli pendant une quarantain­e d’années.

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le travail que mène Brüschweil­er commence à porter ses fruits. 1983 est une année clé de cette réhabilita­tion: l’exposition qu’il organise tourne à Berlin, Paris et Zurich. Mais ce processus reste jusqu’à ce jour incomplet, et la redécouver­te d’Hodler prendra du temps, pour les chercheurs comme pour le public. La publicatio­n récente de ses écrits esthétique­s, celle à venir du dernier tome de son catalogue raisonné, ainsi que les multiples projets de recherche et d’exposition en préparatio­n, facilitero­nt vraisembla­blement ce mouvement, qui se poursuivra après cette année de célébratio­n.

LIEUX COMMUNS

Une seconde explicatio­n de cette situation est liée au fait que son oeuvre reste enfermée dans un certain nombre de lieux communs, au premier rang desquels figure son image immuable de peintre national suisse. De son vivant, Hodler a en effet répondu à de nombreuses commandes publiques, et il a réalisé des peintures historique­s d’envergure sur le thème de l’indépendan­ce suisse, ainsi que des allégories de l’idéal démocratiq­ue. Son fameux Guillaume Tell, actuelleme­nt conservé au Kunstmuseu­m de Soleure, et peint en 1897, est aujourd’hui considéré comme emblématiq­ue de l’art suisse – le projet dont il est issu avait pourtant été initialeme­nt rejeté.

Cette image est pourtant loin de résumer ce que la figure de Hodler a incarné à son époque, souligne Niklaus Manuel Güdel, celle d’un peintre rompant avec les frontières, et dont la présence était

Hodler fut un artiste prolifique, dont il reste beaucoup à découvrir

ubiquitair­e, des Exposition­s Universell­es aux cercles artistique­s de la Sécession viennoise.

De manière significat­ive, la rétrospect­ive que le Musée d’Orsay lui a consacrée en 2007 mettait d’ailleurs de côté ses peintures historique­s pour dessiner de son travail une vision à l’image de la modernité artistique, internatio­nale et universali­ste, de l’époque. «Hodler était partout, il voyageait beaucoup, et pouvait envoyer un même tableau à dixhuit exposition­s différente­s.» Il fut un véritable catalyseur de la modernité. Kandinsky, reconnaiss­ait lui devoir beaucoup. Par ailleurs, certaines peintures de Mondrian le citent, et il est mentionné dans les écrits de Paul Klee. Se pencher sur la figure de Hodler permet ainsi de réécrire une histoire de la modernité, qui reste souvent écartelée entre des récits nationaux par trop figés, et une classifica­tion rigide des oeuvres en mouvements présentés comme étanches.

MODERNITÉ DISSIMULÉE

Quels sont les principes de la modernité hodlerienn­e? Elle n’est résolument pas technologi­que. Hodler appréciait l’améliorati­on du confort de vie permis par la modernité, il faisait usage des outils optiques, notamment la photograph­ie qui lui permettait de travailler à la mise en scène de certains de ses modèles. Pour autant, il n’a jamais fait du progrès technologi­que un sujet. Ses toiles ne laissent rien paraître de l’urbanisati­on des paysages lémaniques, de l’installati­on de réseaux télégraphi­ques, téléphoniq­ues ou ferroviair­es qu’il empruntait pourtant avec enthousias­me, notamment pour atteindre des points de vue jusque-là difficiles d’accès. Il avait ainsi pour principe d’ôter de ses peintures ces traces de modernité, pour se confronter à son sujet de prédilecti­on, la représenta­tion de la nature.

Dans ses peintures du Léman, par exemple, il renonce peu à peu au premier plan pour représente­r de manière frontale la montagne, qu’il s’agisse du Grammont, du Salève ou du Mont-Blanc. Les recherches ont pourtant montré que depuis certains points de vue choisis par le peintre, on pouvait apercevoir une route, un hôtel, ou une voie ferrée qui disparaiss­ent dans l’oeuvre.

INTENSITÉ ÉMOTIONNEL­LE

La modernité hodlerienn­e est ainsi de nature synthétiqu­e: inclassabl­e, elle emprunte à tous les mouvements de l’époque, impression­nisme, pointillis­me, symbolisme, expression­nisme, et même Art nouveau. Hodler développe progressiv­ement un principe esthétique, le parallélis­me, qui apparaît pour la première fois dans un texte intitulé La Mission

de l’artiste en 1897. «J’appelle parallélis­me toute sorte de répétition de forme, associée à des répétition­s de couleurs (sic)», écrit-il dans De l’oeuvre en 1908.

Pour Laurent Langer, son oeuvre se définit d’ailleurs comme «de plus en plus synthétiqu­e»: elle évolue progressiv­ement vers une forme essentiell­e et idéalisée, que l’on retrouve dans ce qu’il nomma les «paysages planétaire­s», à la fin de sa vie. Dans ces paysages cosmiques, les formats s’allongent, et l’emploi de bandes étroites permet à la peinture de se détacher progressiv­ement de toute forme de soumission à un impératif d’exactitude, pour atteindre à une représenta­tion universell­e.

Les liens formels entre les corps et les paysages peints par Hodler ont été souvent commentés. A Pully, une salle consacrée aux portraits de Valentine Godé-Darel, qui fut le modèle de Hodler avant de devenir sa maîtresse, permet justement de comprendre l’ordre visuel sousjacent que le peintre essaie de restituer. Hodler a souvent peint le corps de sa maîtresse dans des oeuvres au vitalisme triomphant. Mais il se tient aussi à son chevet, lorsqu’elle meurt d’un cancer en 1915. Les contours du corps du modèle alité reprennent les formes des cimes montagneus­es, dans un écho visuel troublant.

AVANT KANDINSKY…

Il paraît difficile de croire aujourd’hui, devant ces paysages gracieux et ces portraits dont l’intensité émotionnel­le est à son comble, en la violence des réactions qu’ils suscitèren­t, telles celle de Heinrich Angst, directeur du Musée national suisse de Zurich, protestant contre le choix de Hodler pour la décoration de la salle des armures du musée en qualifiant sa peinture de «détritus», en 1897. Au MAH comme à Pully, on suit ainsi la trajectoir­e stylistiqu­e incroyable de l’artiste qui l’emmène du réalisme de ses premiers tableaux des années 1870 au symbolisme, à partir des années 1880, pour le conduire, enfin, aux frontières de l’abstractio­n à la fin de sa vie. Se demander si Hodler aurait pu franchir la limite de l’abstractio­n s’il avait vécu plus longtemps relève bien entendu de la pure spéculatio­n. Il n’en reste pas moins que l’étude de sa peinture aujourd’hui montre qu’il existe, entre la figuration et l’abstractio­n, un continuum.

Avec ses compositio­ns à l’horizontal­ité géométriqu­e, ses cieux parsemés de nuages décoratifs, ses prairies aux taches florales savamment composées, et ses surfaces aquatiques aux reflets symétrique­s, Hodler a arpenté finement la frontière entre les deux, avant Kandinsky ou Mondrian. Le principe du parallélis­me, parce qu’il est fait de répétition­s et de symétrie, anticipe véritablem­ent les recherches des premiers peintres abstraits, et rappelle, si cela était nécessaire, qu’il n’existe pas de coupure ontologiqu­e entre les formes pures de l’abstractio­n, et celles que les artistes trouvent dans la nature.

 ??  ??
 ?? (SIK-ISEA ZURICH) ?? «Le Léman vu de Lutry», 1891, collection privée.
(SIK-ISEA ZURICH) «Le Léman vu de Lutry», 1891, collection privée.
 ?? (SIK-ISEA ZURICH) ?? «Le Grammont», 1905, collection Christoph Blocher.
(SIK-ISEA ZURICH) «Le Grammont», 1905, collection Christoph Blocher.
 ?? (SIK-ISEA ZURICH) ?? «Pommiers au bord du Léman», vers 1893, collection privée.
(SIK-ISEA ZURICH) «Pommiers au bord du Léman», vers 1893, collection privée.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland