L’homme, oublié du transhumanisme
Le perfectionnement des corps se fait-il au détriment de l’âme? Une réflexion philosophique et religieuse commence à prendre forme
Sommes-nous, comme certains l’affirment, à la veille d’un grand bond en avant scientifique qui va tout bouleverser? Pour le Père Thierry Magnin, une révolution économique, numérique et «technoscientifique» est en gestation, et impose de prendre le temps de la réflexion. Ancien professeur en physique de la matière à l’Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne, puis à l’Université de Lille, ordonné prêtre en 1985, il est depuis 2011 recteur de l’Université catholique de Lyon. Il est également «philosophe embarqué» au sein de consortiums de recherche en biotechnologies et auteur du lumineux Penser l’humain au temps de l’homme augmenté (Albin Michel, 2017).
Y a-t-il une urgence à écrire aujourd’hui sur les dangers des technosciences? J’ai décidé d’écrire sur l’humain à un moment où certains pensent qu’on peut non seulement le réparer mais aussi l’augmenter, parce que je m’interroge sur l’impact que ces nouvelles technosciences peuvent avoir sur notre rapport à la vie et au vivant, mais aussi sur le sens de l’homme.
De quelles avancées parle-t-on exactement? On pourrait classer les moyens d’augmenter l’homme en trois catégories. La première correspond aux dispositifs externes pour obtenir un accès à plus d’informations à tout moment, avec les ordinateurs et les objets connectés. La deuxième correspond aux prothèses intégrées au corps afin de rétablir une fonction détruite par un accident, de remplacer des tissus voire des organes ou d’augmenter une fonction avec des implants cognitifs. La troisième, celle qui inquiète le plus, concerne l’augmentation de capacités humaines via la modification du génome.
Y a-t-il un encadrement éthique au développement de ces technosciences? Des chercheurs chinois ont tenté, en 2015 puis en 2016, des modifications génétiques sur des embryons humains, à l’aide d’une nouvelle méthode dite «d’édition de gènes», du nom de CRISPR-Cas9, qui permet d’aller couper des gènes délétères et de les remplacer par des copies non altérées. La thérapie génique est l’une des entreprises les plus prometteuses de la science pour le bien de l’humanité, mais elle nécessite des précautions particulières. Concrètement lorsqu’on modifie une cellule humaine somatique – dans les os, les tissus, la peau, etc. –, les modifications ne concerneront que les personnes en question. En revanche, sur les cellules germinales – qui sont à l’origine des cellules reproductrices –, les modifications se transmettront à la descendance. Or, remplacer un gène par un gène artificiel peut entraîner des conséquences en chaîne puisqu’on modifie du vivant complexe. Sans compter les effets hors cible: on peut aussi introduire des perturbations autour du gène.
CRISPR peut donc être un outil magnifique, mais il n’est pas encore au point. La sagesse conseille de ne pas l’utiliser tout de suite sur des humains. Le comité international de bioéthique de l’Unesco a demandé un moratoire en 2015 «sur les techniques d’édition de l’ADN des cellules reproductrices humaines afin d’éviter une modification contraire à l’éthique des caractères héréditaires des individus, qui pourrait faire ressurgir l’eugénisme». Ce moratoire n’a pas été respecté.
Que faut-il faire, alors? Le questionnement en éthique est aujourd’hui un point clé pour que l’homme technicisé prenne la mesure des transformations qu’il induit et des responsabilités que ce pouvoir lui donne. Il doit intégrer l’éthique des technologies à son travail, au pas-à-pas des évolutions et non pas quand les produits sont déjà largement diffusés. Mais ce travail suppose de solides repères anthropologiques. Pour moi, il faut réfléchir à un nouvel humanisme.
Quel nouvel humanisme appelez-vous de vos voeux? Comme le dit Julia Kristeva: «Le moment est venu de reprendre les codes moraux immémoriaux: sans les affaiblir, pour les problématiser, en les rénovant au regard des nouvelles singularités. Loin d’être de purs archaïsmes, les interdits et les limites sont des garde-fous qu’on ne saurait ignorer sans supprimer la mémoire qui constitue le pacte des humains entre eux et avec la planète, les planètes.» Je trouve très intéressant que les traditions philosophiques et religieuses soient convoquées, non pas pour condamner les technosciences mais pour nous aider à prendre du recul et à choisir.
C’est la question des limites qui vous paraît pertinente dans ces traditions? Entre autres. Parce que la grandeur de l’homme, c’est d’être capable de faire des choix. Si j’utilise tout ce à quoi j’ai accès, je suis irresponsable. Dans l’Epître aux Corinthiens, Paul dit: «Tout est permis mais tout ne convient pas.» Il est normal d’avoir des fantasmes, des rêves, des désirs, mais nous ne sommes pas obligés de céder à tous nos fantasmes. Il y a une différence entre le désir et le droit. C’est le passage de l’un à l’autre qui est l’un des enjeux importants aujourd’hui. Parce que ce qui est nouveau, c’est la puissance d’irréversibilité: une fois que l’embryon humain aura été modifié, ce sera parti! Peut-on penser une éthique de la limite qui intègre les technosciences? C’est dans cette recherche que je me situe, en sachant qu’il y a de nombreuses personnes non chrétiennes qui cherchent aussi dans cette direction.
Mais n’a-t-on pas toujours essayé de dépasser nos limites? Oui, mais une certaine vision de la technoscience aujourd’hui entretient l’illusion qu’il sera bientôt possible de ne plus en avoir. Certains courants tranhsumanistes ne veulent pas seulement augmenter la durée de vie jusqu’à 120 ou 300 ans, ils visent l’immortalité. Dans cette vision de toute-puissance technologique, on ne regarde pas du tout les questions d’éthique de la même manière. L’une des difficultés aujourd’hui, c’est de voir notre vulnérabilité comme une chance.
«Ce qui nous caractérise, ce n’est pas d’être parfaits, d’être des surhommes, mais c’est notre capacité fantastique d’évolution»
En quoi notre vulnérabilité est-elle une chance? «La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être», a écrit Martin Heidegger. Ce qui nous caractérise, ce n’est pas d’être parfaits, d’être des surhommes, mais c’est notre capacité fantastique d’évolution, d’adaptation et d’apprentissage, notre plasticité, que permet notre vulnérabilité. C’est elle qui fait que nous nous laissons atteindre par l’environnement et transformer. Alliée à la robustesse, la vulnérabilité permet la vie, le vivant. Le refus de nos limites, au contraire, nous précarise, nous déracine et nous fait perdre notre identité.
Quelles limites pourraient être posées concrètement? Je réponds avec l’encyclique «Laudato si» du pape François: «Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut être considéré comme un progrès.» Comment savoir si «un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure» naîtront de telle ou telle découverte? Je suis pour une éthique de la discussion, au niveau local et au niveau mondial, discussion qui doit faire droit à toutes les cultures ouvertes à l’altérité. Toute une éducation à l’exercice du pouvoir d’utilisation des technologies est également nécessaire. La formation des scientifiques eux-mêmes à l’éthique et aux «humanités» est plus que jamais indispensable, sans oublier celle des économistes! Il s’agit d’entrer dans une recherche de bien commun et discerner en conséquence. Cette démarche constitue la grandeur de l’homme responsable.
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