YOUNG FATHERS NOIE LE RAP DANS L’ ART BRUT
Le trio d’Edimbourg publie un disque immense où les genres comme les règles musicales sont passés à tabac, laissant place à des paysages contrastés d’une inouïe singularité. Massive Attack enterré
◗ Un uppercut: c’est le souvenir très exact que l’on conserve de notre premier concert de Young Fathers. Dead (2013), grande oeuvre corrodée, paraissait tout juste. Mais les Ecossais s’observaient déjà entre crainte et respect. Soul, hip-hop, énergie punk, électro-ethno bricolée: le trio métis ne se rangeait d’évidence sous aucune étiquette homologuée, les réunissant toutes en un art versatile comme composé furax et à coups d’enclume.
Et puis un soir ils nous apparaissaient rappant et scandant au coude-à-coude, un batteur martelant des fûts derrière eux. Une heure lardée de décharges électriques, de beats martyrisés et d’harmonies escarpées plus tard, les Edimbourgeois nous abandonnaient cette fois béat, bouleversé, vaincu. Cinq ans après, ils offrent Cocoa Sugar, troisième disque mutant.
OUTRE-TOMBE
Brasser genres, codes et influences avec un appétit féroce: la pop n’a pas attendu Alloysious Massaquoi, Kayus Bankole et Graham «G» Hastings, les fondateurs de Young Fathers, pour procéder à ces expériences. Du hip-hop de la fin des nineties à l’essor de scènes saisonnières britanniques et jusqu’aux croisements opérés par l’électro entre jazz et classique, l’hybridation s’envisage comme la tendance lourde par laquelle le siècle dernier s’est bouclé.
De fait, si la manie qu’a le triangle écossais d’échapper aux classifications peut éveiller une curiosité, l’immense intérêt qu’on lui porte se trouve ailleurs: dans sa connaissance intime des ténèbres, du chagrin, de la fureur. Car de joliesse chez ces garçons rencontrés à l’adolescence lors d’une soirée hip-hop, n’en attendez aucune. Eux ne s’occupent que de beauté. Mais de beauté malade, où l’évidence harmonique se pare d’obscurité, où les voix avancent comme en proie à un impensable danger, où ce qui brille chancelle inévitablement.
A les écouter, on songe à un TV on the Radio carbonisé, à Brian Eno abandonné roué de coups sur un trottoir, à Tricky converti à l’art brut ou encore à Suicide entré en transe sans ticket retour. Voilà! On pense à ces connexions impossibles et bien d’autres tandis que Cocoa Sugar tourne pour une énième fois sur notre platine, esquissant le portrait déchiré de son époque en moins de quarante minutes et douze titres désossés («Fee Fi»), hallucinés («Turn»), timbrés (le single «Toy») ou comme droit échus des cieux («Tremolo»). Là, pieds gelés, tête rentrée, dents grinçantes et poings serrés: dansons pendant qu’il est temps…
UN TITRE PAR JOUR
«Nous cherchons à produire une musique qui nous séduise d’abord nous-mêmes, qui aiguise constamment notre excitation, assure Kayus Bankole, interrogé par téléphone. Une musique qui n’existe nulle part ailleurs, qui invente ses propres directions.» Le discours de Young Fathers est clair. Mieux: alors que ce troisième album promet de populariser ses clairs-obscurs à grande échelle, il sonne triomphal.
Un sommet finalement franchi après un peu de galère, un coup de chance, et une détermination admirable à avancer à la marge. Fondé en 2008, le vaisseau libérien-nigérian-écossais a en effet lentement su affiner sa différence, s’efforçant d’enregistrer en 2011 un titre par jour, ensuite mis à disposition sur le web. Réuni sur deux mixtapes, ce matériel attira l’attention du label californien de hip-hop alternatif Anticon. Ici: signature, tournées et publication de Dead (2013), B.O. des abysses qui, malgré ses maigres deux mille exemplaires écoulés, privait Damon Albarn et FKA Twigs du Prix du meilleur album aux Mercury Prize 2014 – grand-messe de l’industrie discographique anglaise.
«LES BLANCS SONT DES NOIRS AUSSI»
Ainsi brusquement sollicités, d’autres auraient délaissé le venin pour des épices plus immédiatement digestes. Pas Young Fathers, qui s’enferme pour enregistrer White Men Are Black Men Too
(«Les Blancs sont des Noirs aussi», 2015), embardée mouvementée aux lignes certes plus claires, mais au propos politique davantage tranchant. En substance? «La bataille pour l’égalité passe aussi par une refonte énergique de l’art populaire.» Un credo que l’on sait depuis Dada obstinément creusé par les avant-gardes plastiques – jusqu’à aujourd’hui.
Sauf que la pop, en créature du marché, s’est toujours soigneusement gardée de l’adopter. A Young Fathers de s’y essayer. Embarqué en tournée européenne par Massive Attack avec qui ils cosignent
Voodoo in My Blood (2016), invité à promener ses intensités sur les grandes scènes d’Europe, le groupe s’observe alors que paraît son ahurissant nouveau disque comme le cargo qui manquait à nos instincts (bas, haut, primaux: choisissez).
Un trio ambivalent, bagarreur, un peu égoïste et lointain aussi, avec lequel en moins de trois minutes par titre il est possible de s’exalter («Wow»), s’imaginer jouir dans les bas-fonds («Border Girl») ou se noyer en eaux saintes («Lord»). Essayez. Passé les premières mesures de Cocoa Sugar et une fois lové dans son «beau-bizarre», impossible de s’en détacher. A goûter live près de chez vous cet été. ▅