Consommation de cocaïne: la Suisse en première ligne
Selon la dernière étude de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), la Suisse serait le pays européen où l’on consomme le plus de cocaïne. Mais quelle est cette étrange spécificité helvétique?
Cinq grandes villes suisses explosent les records européens de consommation de cette drogue réputée festive et excitante. Enquête et témoignages
«On est tellement dans le dur dans ce pays, stressé de toutes parts, qu’il n’est pas surprenant que l’on se dirige vers de telles substances…» Raymond vit en Suisse et il consomme régulièrement de la cocaïne. Son témoignage va dans le sens d’une étude récente et saisissante de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. Selon cet organisme, cinq villes de Suisse figurent parmi les dix villes d’Europe où l’on consomme le plus de cocaïne. C’est ce que révèle l’étude des eaux usées de Zurich, Saint-Gall, Genève, Bâle et Berne qui, avec Barcelone, Anvers, Bristol, Amsterdam et Dortmund, forment le peloton de tête des villes les plus «cokées» d’Europe.
Qu’elle serve d’antidote au stress, de substance récréative, mais aussi parfois pour l’automédication, la cocaïne est la drogue de notre temps, résume l’un de nos interlocuteurs. Sa bonne fortune en Suisse s’explique aussi par son prix – de plus en plus accessible – et sa facilité d’accès. «A Lausanne, par exemple, il suffit d’aller à Chauderon. Rapidement, un dealer va s’approcher de toi, un mec qui veut de la coke, cela se voit: il est nerveux, il a le regard qui frise…» explique Thierry, ancien consommateur occasionnel. Mais gare à l’addiction, car «contrairement à l’héroïne, il n’existe aucun produit de substitution pour soigner les consommateurs», souligne un spécialiste.
«Mon mari en consommait sur son lieu de travail. Dans sa profession, ce n’était pas un tabou»
Les chiffres de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) sont sans appel. Selon leur dernière étude réalisée sur les eaux usées d’une cinquantaine de villes européennes, cinq villes suisses figurent dans le top ten des cités où l’on consomme le plus de cocaïne. Mais comment comprendre pareille consommation sur nos terres? Y aurait-il, en matière de drogues, une spécificité helvétique?
«Depuis le milieu des années 1990, la cocaïne s’est démocratisée, elle n’est plus du tout réservée à une élite», explique le procureur neuchâtelois Nicolas Feuz, spécialisé dans le trafic de stupéfiants. «Son prix au gramme a considérablement baissé et l’arrivée de trafiquants d’Afrique de l’Ouest dans nos rues a également permis un accès plus facile au produit.»
«La drogue de notre temps»
Raymond, 50 ans et à l’aide sociale, le confirme: «Le pouvoir d’achat en Suisse fait que l’on peut aisément s’offrir ce plaisir de temps à autre.» Et d’enchaîner aussitôt: «On est tellement dans le dur dans ce pays, stressé de toutes parts, qu’il n’est pas surprenant que l’on se dirige vers de telles substances…» L’homme, un brin désabusé, fait ouvertement référence à la violence de la société actuelle, qui a fait exploser ces dernières années le nombre de burn-out et de dépressions.
Contrairement à la légende qui en fait une drogue récréative au possible, la cocaïne dévoile un double visage: celui d’un simple agrément de divertissement d’un côté, mais aussi celui d’une forme d’automédication face aux pressions ambiantes. «La Suisse est un pays intéressant pour ces produits, qui ont pour effet d’augmenter les capacités individuelles», atteste le sociologue Sandro Cattacin, membre de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues (CFLD). «Les villes suisses participent de ce capitalisme nerveux qui combine performance, innovation et argent. A ce monde de la performance économique s’ajoute une scène culturelle vivante et internationale où ce type de produit est utilisé pour augmenter la concentration dans le travail et renforcer ses énergies, au moins durant une courte période.»
Si elle touche désormais toutes les couches sociales, la cocaïne n’en est pas moins consommée à outrance dans certaines professions, où le stress est omniprésent. «La cocaïne, c’est un peu la drogue de notre temps», lâche d’ailleurs Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse. «C’est un stimulant qui peut vous donner le sentiment d’être plus performant et plus compétent socialement. Par ailleurs, elle jouit d’une assez bonne image – un paradoxe pour une drogue souvent transportée par des «mules» qui doivent l’ingérer avant de la rendre aux toilettes…»
Actif dans le monde culturel, Laurent, 28 ans, a été un consommateur régulier pendant quelques années. «La cocaïne me permettait de faire la fête et de boire sans ressentir les effets de l’alcool», exprime-t-il. Le jeune homme avait donc toute sa tête pour jouer de son bagout lors de ces soirées où liens privés et professionnels se chevauchent dangereusement.
«La cocaïne n’est pas que récréative», insiste d’ailleurs Frank Zobel. Il en veut pour preuve les chiffres dévoilés par l’analyse des eaux usées. «On observe que la consommation de cocaïne augmente en fin de semaine mais pas autant que la drogue festive par excellence: l’ecstasy. Cela signifie que la cocaïne est aussi consommée durant la semaine et sans doute dans différents contextes: dans la sphère professionnelle ou privée par exemple.»
Corinne, l’ex-épouse d’un «cadre dynamique» – comme on dit –, témoigne également. «Mon mari avait pour habitude d’en consommer quasi quotidiennement sur son lieu de travail. Dans sa profession, la cocaïne n’est de loin pas un tabou», exprimet-elle. Et de confier sans détour: «C’est lui qui m’y a initiée. Pour nos jeux intimes…» Après ces nuits d’ébats vigoureux, le manque et une fatigue assourdissante se faisaient violemment ressentir. «Il s’en servait alors pour me mettre à sa botte», se rappelle avec aigreur cette jeune mère au foyer, qui a trouvé la force de se libérer de cette double emprise.
«Dans l’ensemble, les consommateurs et consommatrices de cocaïne – comme d’autres produits qui augmentent la capacité de travail (les neuro-enhancers) – sont bien conscients des effets et du dosage, et donc dans une logique d’utilisation plutôt raisonnable», estime le sociologue. Pour sa part, Laurent a cependant décidé de s’éloigner de cette substance, dont il devenait victime malgré lui: «Je n’arrivais plus à travailler les jours d’après, je ne parvenais plus à respecter mes engagements.»
Mais comment cette drogue circulet-elle pour pouvoir toucher autant de publics différents? «Nous avons, comme pour d’autres produits illégaux, des circuits multiples», note Sandro Cattacin. «La rue chez certains vendeurs, les livraisons à la maison ou au bureau, et enfin des invités spéciaux de ceux qui organisent des fêtes. Dans ce cas, les dealers passent tout simplement à une certaine heure de la nuit dans les endroits de fête, des lieux de la prostitution ou dans les after parties et y vendent leur produit.»
«Les trafiquants n’hésitent plus à racoler dans nos rues et à approcher de façon spontanée des clients potentiels», indique encore Nicolas Feuz, le procureur neuchâtelois. Thierry, ancien consommateur occasionnel, raconte: «A Lausanne, par exemple, il suffit d’aller à Chauderon. Rapidement, un dealer va s’approcher de toi: un mec qui veut de la coke, cela se voit: il est nerveux, agité, il a le regard qui frise…» Raymond, lui, avait son réseau notamment auprès de gérants de bars. «Des commandes par internet et des importations par voie postale existent également», signale encore l’homme de loi.
Laurent, qui a aujourd’hui décroché de ce qui devenait pour lui un réel problème, s’agace désormais de la présence de cette substance dans ses lieux de fête habituels. «Je n’ai plus envie d’aller faire la fête chez telle ou telle personne, sachant que tôt ou tard un dealer viendra vendre sa dope.» Résister à en prendre, dans ces conditions, n’est toujours pas pour lui une mince affaire.
«Contrairement à l’héroïne, il n’existe aucun produit de substitution pour soigner les consommateurs. L’abstinence est alors très compliquée», explique le procureur. «Toute consommation problématique est liée à d’autres choses que le produit, à des difficultés de vie, des problèmes psychiques, des dépressions», rappelle toutefois Sandro Cattacin. «Il faut donc en général, et ceci vaut pour la cocaïne, ne pas s’attaquer aux produits, mais aider les gens à mieux vivre…»
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«Contrairement à l’héroïne, il n’existe aucun produit de substitution pour soigner les consommateurs. L’abstinence est alors très compliquée» NICOLAS FEUZ, PROCUREUR NEUCHÂTELOIS