Le Temps

«Londongrad», refuge des deux Russie

La capitale britanniqu­e attire les oligarques proches du Kremlin comme les adversaire­s du régime. Si les deux groupes s’opposent en certaines occasions, la frontière qui les sépare est plus poreuse qu’il n’y paraît

- ÉRIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

Kensington Palace Gardens n’est pas surnommée «allée des milliardai­res» pour rien. Au coeur de Londres, coincée entre Notting Hill et Hyde Park, gardée de chaque côté par des gardes privés, elle aligne de prestigieu­ses propriétés du XIXe siècle. Au centre se trouve celle de Roman Abramovitc­h. L’oligarque, connu depuis qu’il a acheté le club de football de Chelsea en 2003, s’est offert ce bijou de pierres blanches pour 90 millions de livres (120 millions de francs). Son voisin d’en face est Leonard Blavatnik, un homme d’affaires américain d’origine ukrainienn­e, qui a fait fortune dans le pétrole russe. Juste à côté se trouve la résidence personnell­e de l’ambassadeu­r de Russie. Londres abrite aussi les magnifique­s résidences d’Alicher Ousmanov, actionnair­e d’Arsenal, ou encore de Vladimir Iakounine, roi des chemins de fer russes.

Visas facilités

Roman Borisovitc­h s’en amuserait presque. Le militant anti-corruption, cofondateu­r de l’associatio­n KlampK, montre les lieux pour des visites guidées d’un genre inhabituel: des «KleptoTour­s». Il documente et expose les luxueuses maisons achetées avec de l’argent soupçonné sale dans la capitale britanniqu­e. Les Russes reviennent régulièrem­ent dans son inventaire. «Ils viennent à Londres parce que c’est un endroit qui accepte facilement l’argent sale.»

Difficile de mesurer exactement le flot d’argent russe qui arrive à Londres, mais l’étonnante histoire des visas pour entreprene­urs jette une lumière crue sur la réalité. Pour un investisse­ment de 2 millions de livres (2,7 millions de francs), un étranger peut obtenir un visa britanniqu­e, qui devient une autorisati­on de résidence permanente après cinq ans. Entre 2008 et 2014, il y avait un immense vide juridique: «Les banques estimaient que le Ministère de l’intérieur devait faire les vérificati­ons de l’origine de l’argent, et le Ministère de l’intérieur renvoyait la responsabi­lité sur les banques, explique Rachel Davies, de l’associatio­n Transparen­cy Internatio­nal. Résultat, il y a eu très peu de vérificati­ons.» Pendant cette période, 706 Russes ont reçu ce visa, 23% du total. Quand les règles ont été finalement durcies début 2015, imposant aux banques de procéder aux vérificati­ons, le nombre de visas attribués a été divisé par quatre…

«Le Royaume-Uni est complice, que ce soit délibéréme­nt ou pas», accuse Chris Bryant, un député travaillis­te, président du groupe parlementa­ire sur la Russie. Il accuse l’ancien premier ministre David Cameron d’avoir fermé les yeux, poussant au début de son mandat pour attirer toujours plus d’investisse­ments des pays émergents, y compris de la Russie.

Voilà pourquoi, depuis deux décennies, la capitale britanniqu­e est affublée du surnom de «Londongrad». Mais Londres ne reçoit pas que des proches du Kremlin. Le récent empoisonne­ment de l’agent double Sergueï Skripal est venu le rappeler. Les opposants russes sont aussi nombreux au Royaume-Uni. Une récente scène à l’angle de Kensington Palace Gardens l’a aussi souligné.

C’est le jour du scrutin présidenti­el russe. Les électeurs font la queue devant l’ambassade. Sur le trottoir d’en face, Evgueni Chichvarki­ne est déchaîné. L’ancien riche homme d’affaires russe, opposant de Vladimir Poutine depuis qu’il a dû fuir la Russie en 2009, prend son mégaphone, visiblemen­t en colère. Sans arrêt, durant des heures, il interpelle la petite foule qui fait la queue de l’autre côté de la rue pour aller voter à l’ambassade de Russie à Londres. «Vous êtes du côté sombre de la rue! Nous sommes du bon côté! Si vous ne traversez pas, vous êtes une disgrâce pour notre pays! Vous n’avez aucune dignité!»

Londres, microcosme de deux Russie. Opposants et oligarques, militants et classe moyenne se font face, littéralem­ent. Entre eux, la frontière est d’ailleurs plus poreuse qu’il n’y paraît. Quelques semaines après les élections, la colère d’Evgueni Chichvarki­ne est retombée. «Ce jour-là était très triste», murmure le colosse, habillé d’un immense cardigan en grosse laine qui lui tombe sous les genoux, d’un pantalon blanc tacheté de gris et de chaussette­s rose et vert. Lui a fait fortune en Russie avec Yevroset, une chaîne de magasins de téléphones portables. Il n’est pas un opposant de la première heure, mais il a dû fuir en 2009, perdant «800 millions de dollars», selon ses estimation­s. Sa mère a été retrouvée morte en 2010 à Moscou, peu après avoir été rouée de coups. Aujourd’hui, il traîne son spleen en dirigeant un magasin de spiritueux haut de gamme.

Un endroit sûr

«Il faut arrêter avec les clichés sur les oligarques, affirme-t-il. Les lois contre le blanchimen­t d’argent au Royaume-Uni sont très sérieuses. S’ils achètent des propriétés ici, je ne vois pas le problème.» Lui, l’opposant déchaîné contre Vladimir Poutine, précise qu’il reçoit tout le monde dans son magasin, y compris les plus proches du Kremlin. «Je leur demande s’ils acceptent d’être pris en photo pour mon compte Instagram. Certains sont d’accord, d’autres pas.» Après tout, Evgueni Chichvarki­ne vient du même milieu que ces riches hommes d’affaires. «Je suis capitalist­e. C’est la seule relation honnête entre les gens.»

Vladimir Achurkov aussi est réfugié à Londres. Porte-parole de l’opposant Alexeï Navalny à l’étranger, il dénonce fermement un groupe d’individus corrompus proches du Kremlin, qui ont de grosses propriétés dans la capitale britanniqu­e. Mais, pour lui qui a longtemps travaillé auprès du milliardai­re Mikhaïl Friedman, spécialist­e du pétrole russe, pas question de mettre tout le monde dans le même sac. «Je préfère des enquêtes ciblées à des sanctions globales», explique-t-il. Il souhaite voir le pouvoir britanniqu­e agir, mais de façon limitée.

De fait, les deux camps ont choisi Londres pour les mêmes raisons. Voilà un endroit sûr, que ce soit pour la sécurité physique ou par les actifs financiers. La qualité des écoles, la langue anglaise et le mode de vie attirent également. Oligarques et opposants fréquenten­t souvent les mêmes endroits, et adorent la vie de la haute société anglaise. Le passe-temps favori d’Evgueni Chichvarki­ne? Le polo…

«Vous êtes du côté sombre de la rue! Nous sommes du bon côté! Si vous ne traversez pas, vous êtes une disgrâce pour votre pays»

EVGUENI CHICHVARKI­NE, OPPOSANT RUSSE ÉTABLI À LONDRES

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(TIM IRELAND/AP PHOTO) L’homme d’affaires Evgueni Chichvarki­ne dénonce le régime de Vladimir Poutine en face de l’ambassade russe à Londres.

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