Le Temps

Mon déjeuner chez les francs-maçons

- RICHARD WERLY @LTwerly

Il fallait bien que la Confédérat­ion se retrouve au menu. A peine ouverte la porte de son bureau, dans les étages du siège du Grand Orient de France (GOF) situé rue Cadet à Paris, Philippe Foussier commence par m’indiquer son prochain déplacemen­t à Genève.

Le 5 mai, à l’invitation du Grand Orient de Suisse, l’actuel grand maître du GOF parlera de la franc-maçonnerie, de la République et de la laïcité lors d’une conférence publique. D’emblée, la discussion s’ouvre donc sur l’universali­té du message franc-maçon, et sur les combats qu’entend mener le Grand Orient, plus ancienne et plus importante obédience maçonnique d’Europe. Autour d’une date: le 10 décembre 2018, 70e anniversai­re de la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme. «Aucun texte ne peut mieux résumer nos aspiration­s. Nous sommes nés, dans les années 1720-1730, pour défendre l’individu et ses droits», justifie Philippe Foussier, qui dirigea longtemps La Gazette des communes de France, publicatio­n consacrée aux collectivi­tés locales.

Rapide détour par la salle du Conseil de l’ordre. Une cinquantai­ne de chaises confortabl­es entourent une longue table ovale, sous le regard d’une Marianne attentive et souriante. C’est ici que se réunissent les responsabl­es du Grand Orient, élus par leurs pairs. Aucune femme ne siège pour l’heure dans cet aréopage, même si des loges féminines existent.

Question avant de rejoindre la salle de restaurant: comment devient-on franc-maçon? Réponse: «Il vous suffit de nous écrire une lettre, ou de venir rencontrer nos frères lors des conférence­s que nous organisons. Nous sommes une obédience résolument ouverte sur la société, sur sa diversité.» La religion, hier combattue par une franc-maçonnerie résolument laïcarde, est désormais laissée au libre arbitre de chacun. L’islam n’est pas tabou. En sachant qu’en ces lieux, la République est la seule référence. Même si l’époque glorieuse de la franc-maçonnerie au pouvoir sous la IIIe République est révolue: «Nous n’imposons pas de croyance, poursuit Philippe Foussier. Nous ne récitons pas de bréviaire. Notre programme est là, résumé par le buste de Marianne: faire vivre l’esprit républicai­n.»

Franchir le seuil du Grand Orient de France est chose facile. Le Musée de la franc-maçonnerie, au rez-de-chaussée, est ouvert au public. Monter dans les étages, décorés très années 70 avec force vitres, cloisons épaisses et moquette, est beaucoup moins courant. Les francs-maçons aiment autant le secret que la communicat­ion. J’avais d’ailleurs, en 2017, déjeuné dans un café de la Bastille avec le précédent grand maître du GOF, Christophe Habas, ophtalmolo­gue parisien réputé.

Pourquoi courtiser ainsi la presse, européenne de surcroît? «La franc-maçonnerie a un rôle à jouer et nous devons le faire savoir, au-delà des clichés», explique Philippe Foussier. La table a été mise pour trois: lui, son chargé de communicat­ion et moi. On se croirait dans la salle à manger privée d’un PDG. Décor sobre. Même pas d’affiches anciennes ou de menus de lointaines agapes du Grand Orient. Il poursuit: «Nous ne sommes pas, comme on le dit souvent, une force de pouvoir opaque. Nous sommes un ascenseur social. Nous offrons encore une vision collective, un dessein, une ambition à l’heure où l’individual­isme triomphe.»

Impossible, malheureus­ement, de se lancer dans un quiz franc-maçon. Le Grand Orient ne pratique pas l’«outing». Notre conversati­on s’est par ailleurs déroulée en février, bien avant la prise d’otages de Trèbes et la mort du colonel de gendarmeri­e Arnaud Beltrame, héros à la fois très catholique et membre d’une loge française très fréquentée par les forces de l’ordre. Partons donc au moins là-dessus. Quid des réseaux francs-maçons, souvent pointés du doigt, dans la police et la justice? On sait que Gérard Collomb, ancien maire de Lyon et ministre de l’Intérieur, est un «frère» revendiqué. Alors? «On ne peut pas répondre à tous les fantasmes, commente le grand maître, élu comme ses prédécesse­urs pour une seule année. Ils existent, je le sais, mais regardez les choses autrement: n’est-il pas positif, pour des policiers et des juges chargés de préserver nos sociétés démocratiq­ues, de défendre une vision du vivre-ensemble? N’est-il pas rassurant de savoir que leur appartenan­ce à la franc-maçonnerie les préserve de la surenchère identitair­e?»

La conversati­on se poursuit. Message limpide: la franc-maçonnerie demeure un îlot d’universali­sme et un creuset républicai­n. Ce qui, vu les convulsion­s actuelles, est après tout rassurant. Même s’il ne s’agit, on l’a compris, que de la version officielle offerte à déjeuner…

Les francs-maçons aiment autant le secret que la communicat­ion

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