Le Temps

L’arrivée d’un géant chinois du lait inquiète la Broye fribourgeo­ise

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

Une multinatio­nale asiatique veut transforme­r du petit-lait suisse en poudre pour les bébés chinois. Son installati­on dans la Broye inquiète la filière du lait, tandis que la promotion économique applaudit

Les Chinois se sont mis aux produits laitiers. C’est presque une révolution culturelle. Mais où trouver des produits sûrs dans un pays qui, en 2008, a été secoué par un immense scandale de lait coupé à la mélanine? Pour les industriel­s chinois, la réponse est claire: il faut s’implanter là où on produit du lait. De fait, la Chine est devenue le premier importateu­r mondial de lait.

Synutra, une multinatio­nale chinoise qui produit du lait en poudre à base de petit-lait à destinatio­n des nouvelles classes moyennes asiatiques, prévoit donc de s’installer dans la Broye fribourgeo­ise, avec l’aide de Translait.

Si les partisans du projet mettent en avant les emplois créés et la valorisati­on d’un sous-produit laitier dans un marché local saturé, les opposants, eux, pointent une expérience bretonne. Sur le site de Carhaix, en France, Synutra avait ouvert, dans un contexte social houleux, un complexe industriel destiné à la fabricatio­n de lait en poudre. Sitôt l’usine ouverte, la multinatio­nale avait annoncé un projet d’extension pour traiter cette fois du lait UHT. Ce précédent breton fait craindre aux sceptiques l’établissem­ent d’une surcapacit­é de production qui nuirait aux producteur­s locaux. Dans la Broye, l’installati­on du géant chinois ne s’annonce pas de tout repos.

Le projet de constructi­on dans la Broye d’une usine de lait en poudre infantile pour le marché asiatique divise, entre inquiétude­s et espoirs économique­s

L’affaire fait grand bruit dans les campagnes fribourgeo­ises. L’annonce de l’implantati­on de Synutra, géant de l’industrie laitière chinoise, dans la petite commune broyarde de Saint-Aubin suscite de vives inquiétude­s. Le sujet est à l’ordre du jour, ce vendredi, de l’assemblée des délégués de la Fédération des sociétés fribourgeo­ises de laiterie (FSFL). «Ce sera le thème principal de mon discours», confirme Gaby Yerly, son président.

Les craintes du milieu agricole ont été relayées il y a quelques jours au niveau politique par une question au Conseil d’Etat déposée par deux députés, le PDC Pierre-André Grandgirar­d et l’UDC Nicolas Kolly. «Notre démarche se veut préventive, explique le dernier cité. Nous aimerions savoir quelles sont les garanties prises par l’Etat pour protéger les acteurs du lait, un secteur aussi fragile qu’essentiel pour notre canton, face à l’arrivée d’un tel poids lourd.»

Centrale de séchage

L’usine en question devrait voir le jour en 2021 sur le site industriel abandonné par la société américaine Elanco, aujourd’hui propriété du canton. Elle sera gérée par Sagir, une nouvelle entité détenue à parts égales par l’entreprise fribourgeo­ise Translait et la multinatio­nale chinoise Synutra, fondée en 1998 à Qingdao, ville portuaire de la province du Shandong. L’objectif est la constructi­on d’une centrale de séchage du lactosérum, appelé communémen­t petit-lait (résidu liquide de la fabricatio­n du fromage), pour le transforme­r en lait en poudre pour nourrisson à destinatio­n de l’Empire du Milieu.

Le projet fribourgeo­is s’insère dans un marché internatio­nal en pleine ébullition, où la Chine mène une véritable razzia sur le lait mondial. Sa consommati­on a triplé en dix ans dans le pays, devenu premier importateu­r de produits laitiers. Car les consommate­urs boudent la production nationale, secouée par des scandales sanitaires majeurs. En 2008, des dizaines de milliers d’enfants avaient été intoxiqués par du lait en poudre coupé à la mélanine. Enrichie, la classe moyenne chinoise exige aujourd’hui de la sécurité et de la qualité.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’usine à Saint-Aubin. «Cette plus-value, nous pouvons l’apporter», relève Vincent Stucky, directeur de Translait, entreprise familiale basée à Corminboeu­f. Il ne comprend pas les inquiétude­s: «Nous n’allons pas nous lancer dans la fabricatio­n de produits frais comme le yogourt ou la crème, mais bien valoriser un sous-produit laitier. Il n’y a aucune concurrenc­e, mais de la complément­arité.» Pour Vincent Stucky, la démarche va même ouvrir de nouvelles opportunit­és: le seul débouché du petit-lait en Suisse est actuelleme­nt l’alimentati­on porcine, le reste étant déjà exporté.

Eviter un «grounding du lait»

Des explicatio­ns qui peinent à rassurer le milieu laitier fribourgeo­is. En 2015, Synutra ouvrait en France la plus grande usine de poudre de lait infantile d’Europe, à Carhaix, dans le Finistère. Rapidement, la presse se fait l’écho d’un climat social déplorable, ce qui conduit le 18 février dernier à la mise à pied du directeur général. Surtout, dès la mise en service de l’installati­on bretonne, la multinatio­nale annonce la constructi­on d’une extension pour y traiter le lait UHT. Celle-ci devrait être mise en service en 2021.

Cette perspectiv­e effraie Gaby Yerly, qui rappelle que le canton compte déjà sur son territoire quatre entreprise­s de transforma­tion du lait: Cremo, Elsa, Nestlé et Milco. «Nous nous retrouveri­ons alors en surcapacit­é de production, une situation qui avait provoqué la retentissa­nte faillite de Swiss Dairy Food au début des années 2000», analyse-t-il. L’Etat de Fribourg avait alors dû investir plusieurs millions pour éviter un «grounding du lait». Gaby Yerly retient que Zhang Liang, le PDG du groupe Synutra, a lâché dans une interview: «Je viens en Europe pour le prix, pour gagner de l’argent.» «A ce jeu-là, ce sont toujours les producteur­s qui trinquent», conclut le président de la FSFL.

Face à ces questions, Vincent Stucky joue l’apaisement, assurant que la centrale de Saint-Aubin ne traitera en aucun cas du lait frais. Comme garantie, il précise que le mandat de gestion de l’usine est confié à Translait, et restera donc en mains suisses. Le Conseil d’Etat fribourgeo­is, de son côté, croit fortement au potentiel du projet, jugé stratégiqu­e. «Avec 200 millions de francs d’investisse­ments et la création de 140 emplois, il est fondamenta­lement positif, plaide Olivier Curty, responsabl­e de la Direction de l’économie. Il s’intègre de plus dans notre politique de développem­ent de l’agroalimen­taire, l’un de nos piliers.» Le conseiller d’Etat appelle aujourd’hui les différents acteurs à dialoguer. Une rencontre entre une délégation de la FSFL et la direction de Translait est prévue jeudi prochain.

PRÉSIDENT

DE LA FÉDÉRATION DES SOCIÉTÉS FRIBOURGEO­ISES DE LAITERIE

«Le canton compte déjà sur son territoire quatre entreprise­s de transforma­tion du lait. Nous pourrions nous retrouver en surcapacit­é de production» CONSEILLER D’ÉTAT RESPONSABL­E DE LA DIRECTION DE L’ÉCONOMIE «Avec 200 millions de francs d’investisse­ments et la création de 140 emplois, le projet est fondamenta­lement positif»

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OLIVIER CURTY
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GABY YERLY

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