«Fortuna», drame humanitaire bouleversant dans les Alpes
A quelques reprises, de sombres vagues balaient les paysages alpins, comme des réminiscences du Déluge. Fortuna se souvient de la traversée de la Méditerranée
Alliant beauté de l’image et interrogations spirituelles, Germinal Roaux raconte en noir et blanc une tragédie humanitaire dans le décor glacé des Alpes. Un film splendide et bouleversant
Blanc de neige et noir de roc, c’est le coeur de l’hiver, quand le froid minéralise la beauté du monde, le vide de son bruit, le purge de ses couleurs. La montagne retient son souffle autour de l’hospice du Simplon qui, fidèle à la tradition chrétienne de l’hospitalité, accueille des réfugiés. Fortuna (l’émouvante Kidist Siyum Beza) a 14 ans; elle vient d’Ethiopie. Pour confident, elle a un âne contre lequel elle sèche ses larmes: «Il y a tellement de choses qui me tourmentent», chuchote-t-elle. Orpheline jetée sur les chemins de l’exil, elle improvise des rituels votifs pour conjurer un lourd secret.
Dans l’hospice, les vies séculaire et spirituelle cohabitent. Les hôtes préparent à manger et font la lessive. Kabir (Assefa Zerihun Gudeta) coupe du bois. Les frères chantent les louanges du Seigneur: «Il tient dans sa main les profondeurs de la terre. Et les sommets des montagnes sont à lui. La mer est à lui, c’est lui qui l’a faite.» A quelques reprises, de sombres vagues balaient les paysages alpins, comme des réminiscences du Déluge. En voix off, Fortuna se souvient de la traversée de la Méditerranée, de la pluie qui tombait pendant des jours, «comme si la Terre se noyait».
Sans joie, sans appétit, l’adolescente se noie dans le chagrin. Elle trouve enfin les mots pour dire à Kabir qu’elle est enceinte de lui. La réaction de l’homme est extrêmement violente. «Pourquoi tu me rajoutes des problèmes? C’est ta faute! Cet enfant, tu vas l’enlever!» Dans la pénombre de l’étable, Fortuna pleure le front appuyé contre la tête laineuse de l’âne. Elle culpabilise: «Il risque d’aller en prison, car je suis trop jeune.»
LUMIÈRE INTÉRIEURE
Germinal Roaux est venu au cinéma sans avoir fait d’école, sans autre légitimité qu’une parfaite maîtrise de l’art photographique acquise en autodidacte dès l’adolescence et perfectionnée en dix années passées à tirer le portrait des cabossés de l’existence que L’illustré rencontrait dans sa rubrique «Vécu». En 2004, le photographe lausannois signe son premier film, Des tas de choses, portrait plein de grâce d’un trisomique. Suit Icebergs, une embrouille entre jeunes, et un premier long-métrage en 2013, Left
Foot, Right Foot, ou l’éducation sentimentale d’une jeunesse qui ne sait plus sur quel pied danser pour donner un sens à son existence.
Avec Fortuna, le réalisateur lausannois atteint au sommet de son art, qui conjugue perfection formelle, sincérité et amour des gens. Chaque plan est composé avec une rigueur extrême. Vues extérieures dans lesquels les amas de neige brouillent les lignes droites de l’architecture humaine. Clairs-obscurs dignes de Georges de La Tour: Fortuna regarde par la fenêtre et son profil se détache sur quelques verticales jalonnant la nuit et la lumière. Le cinéaste s’exprime exclusivement en noir et blanc. Cette prescription impose une certaine distance et va à l’essentiel, la vérité des regards.
Par ailleurs, Germinal Roaux a l’élégance de parier sur l’intelligence du spectateur. Il privilégie l’ellipse, escamote des éléments comme la policière qui interroge Fortuna, suspend chaque scène avant qu’elle ne tourne à la dissertation. Il fait confiance à la puissance de l’image et du son pour raconter sans glose les tourments de l’âme. En atteste la scène de fête: les requérants de l’hospice ont sorti les clarinettes, ils oublient leurs soucis en dansant. Tout sourire, Fortuna gambille joyeusement avec Kabir. Ce n’est toutefois pas la musique entraînante que l’on entend, mais un thrène traduisant le désespoir de l’adolescente, bannie de la liesse, en butte à l’injustice du monde.
Par-delà la violence de l’exil, les enfants traversent de dures épreuves physiques et psychologiques. Kabir a abusé de la détresse de Fortuna; elle est tombée amoureuse de l’homme qui l’a violée – par ailleurs marié et père de famille en Italie… En abordant le thème douloureux des mineurs non accompagnés, Germinal Roaux se détourne de l’approche politique des documentaires de Fernand Melgar pour privilégier la poésie, montrer la lumière intérieure, dire l’indicible.
LA CHAIR ET L’ESPRIT
Après une descente de police, les frères de l’hospice se disent «perturbés, choqués, inquiets». Ils s’en ouvrent à Jean, leur supérieur. Doivent-ils accepter que le silence et la solitude auxquels ils ont voué leur existence soient menacés? «Mes frères, nous avons fondé notre vie sur Jésus. Nous savions qu’en mettant nos pas dans les siens nous allions à l’épreuve», rappelle le chanoine. C’est l’immense Bruno Ganz qui l’incarne. La vertigineuse intériorité du comédien, sa douceur font passer un message d’espérance, de foi et de charité apte à troubler plus d’un mécréant. C’est lui encore qui plaide contre l’avortement préconisé par l’assistant social, non pour des raisons dogmatiques, mais parce que cet enfant pourrait rendre l’amour à la petite Ethiopienne qui a tout perdu.
Primé au Festival de Berlin, hanté par la poignante mélancolie que distillent les musiques d’Ólafur Arnalds, des violoncellistes Hildur Guðnadóttir et Sarah Cunningham, Fortuna se garde bien de tirer des conclusions. Le film donne la priorité aux images symboliques, un poussin mort qu’on ensevelit dans la neige, des escarbilles qui s’élèvent dans la nuit, pour rappeler les mots de saint Jean: «Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit.» Un souffle spirituel porte ce film splendide.
«Fortuna», de Germinal Roaux (Suisse, Belgique, 2018), avec Kidist Siyum Beza, Bruno Ganz, Patrick D’Assumçao, Yoann Blanc, Assefa Zerihun Gudeta, 1h46.