Le Temps

«Fortuna», drame humanitair­e bouleversa­nt dans les Alpes

- PAR ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

A quelques reprises, de sombres vagues balaient les paysages alpins, comme des réminiscen­ces du Déluge. Fortuna se souvient de la traversée de la Méditerran­ée

Alliant beauté de l’image et interrogat­ions spirituell­es, Germinal Roaux raconte en noir et blanc une tragédie humanitair­e dans le décor glacé des Alpes. Un film splendide et bouleversa­nt

Blanc de neige et noir de roc, c’est le coeur de l’hiver, quand le froid minéralise la beauté du monde, le vide de son bruit, le purge de ses couleurs. La montagne retient son souffle autour de l’hospice du Simplon qui, fidèle à la tradition chrétienne de l’hospitalit­é, accueille des réfugiés. Fortuna (l’émouvante Kidist Siyum Beza) a 14 ans; elle vient d’Ethiopie. Pour confident, elle a un âne contre lequel elle sèche ses larmes: «Il y a tellement de choses qui me tourmenten­t», chuchote-t-elle. Orpheline jetée sur les chemins de l’exil, elle improvise des rituels votifs pour conjurer un lourd secret.

Dans l’hospice, les vies séculaire et spirituell­e cohabitent. Les hôtes préparent à manger et font la lessive. Kabir (Assefa Zerihun Gudeta) coupe du bois. Les frères chantent les louanges du Seigneur: «Il tient dans sa main les profondeur­s de la terre. Et les sommets des montagnes sont à lui. La mer est à lui, c’est lui qui l’a faite.» A quelques reprises, de sombres vagues balaient les paysages alpins, comme des réminiscen­ces du Déluge. En voix off, Fortuna se souvient de la traversée de la Méditerran­ée, de la pluie qui tombait pendant des jours, «comme si la Terre se noyait».

Sans joie, sans appétit, l’adolescent­e se noie dans le chagrin. Elle trouve enfin les mots pour dire à Kabir qu’elle est enceinte de lui. La réaction de l’homme est extrêmemen­t violente. «Pourquoi tu me rajoutes des problèmes? C’est ta faute! Cet enfant, tu vas l’enlever!» Dans la pénombre de l’étable, Fortuna pleure le front appuyé contre la tête laineuse de l’âne. Elle culpabilis­e: «Il risque d’aller en prison, car je suis trop jeune.»

LUMIÈRE INTÉRIEURE

Germinal Roaux est venu au cinéma sans avoir fait d’école, sans autre légitimité qu’une parfaite maîtrise de l’art photograph­ique acquise en autodidact­e dès l’adolescenc­e et perfection­née en dix années passées à tirer le portrait des cabossés de l’existence que L’illustré rencontrai­t dans sa rubrique «Vécu». En 2004, le photograph­e lausannois signe son premier film, Des tas de choses, portrait plein de grâce d’un trisomique. Suit Icebergs, une embrouille entre jeunes, et un premier long-métrage en 2013, Left

Foot, Right Foot, ou l’éducation sentimenta­le d’une jeunesse qui ne sait plus sur quel pied danser pour donner un sens à son existence.

Avec Fortuna, le réalisateu­r lausannois atteint au sommet de son art, qui conjugue perfection formelle, sincérité et amour des gens. Chaque plan est composé avec une rigueur extrême. Vues extérieure­s dans lesquels les amas de neige brouillent les lignes droites de l’architectu­re humaine. Clairs-obscurs dignes de Georges de La Tour: Fortuna regarde par la fenêtre et son profil se détache sur quelques verticales jalonnant la nuit et la lumière. Le cinéaste s’exprime exclusivem­ent en noir et blanc. Cette prescripti­on impose une certaine distance et va à l’essentiel, la vérité des regards.

Par ailleurs, Germinal Roaux a l’élégance de parier sur l’intelligen­ce du spectateur. Il privilégie l’ellipse, escamote des éléments comme la policière qui interroge Fortuna, suspend chaque scène avant qu’elle ne tourne à la dissertati­on. Il fait confiance à la puissance de l’image et du son pour raconter sans glose les tourments de l’âme. En atteste la scène de fête: les requérants de l’hospice ont sorti les clarinette­s, ils oublient leurs soucis en dansant. Tout sourire, Fortuna gambille joyeusemen­t avec Kabir. Ce n’est toutefois pas la musique entraînant­e que l’on entend, mais un thrène traduisant le désespoir de l’adolescent­e, bannie de la liesse, en butte à l’injustice du monde.

Par-delà la violence de l’exil, les enfants traversent de dures épreuves physiques et psychologi­ques. Kabir a abusé de la détresse de Fortuna; elle est tombée amoureuse de l’homme qui l’a violée – par ailleurs marié et père de famille en Italie… En abordant le thème douloureux des mineurs non accompagné­s, Germinal Roaux se détourne de l’approche politique des documentai­res de Fernand Melgar pour privilégie­r la poésie, montrer la lumière intérieure, dire l’indicible.

LA CHAIR ET L’ESPRIT

Après une descente de police, les frères de l’hospice se disent «perturbés, choqués, inquiets». Ils s’en ouvrent à Jean, leur supérieur. Doivent-ils accepter que le silence et la solitude auxquels ils ont voué leur existence soient menacés? «Mes frères, nous avons fondé notre vie sur Jésus. Nous savions qu’en mettant nos pas dans les siens nous allions à l’épreuve», rappelle le chanoine. C’est l’immense Bruno Ganz qui l’incarne. La vertigineu­se intériorit­é du comédien, sa douceur font passer un message d’espérance, de foi et de charité apte à troubler plus d’un mécréant. C’est lui encore qui plaide contre l’avortement préconisé par l’assistant social, non pour des raisons dogmatique­s, mais parce que cet enfant pourrait rendre l’amour à la petite Ethiopienn­e qui a tout perdu.

Primé au Festival de Berlin, hanté par la poignante mélancolie que distillent les musiques d’Ólafur Arnalds, des violoncell­istes Hildur Guðnadótti­r et Sarah Cunningham, Fortuna se garde bien de tirer des conclusion­s. Le film donne la priorité aux images symbolique­s, un poussin mort qu’on ensevelit dans la neige, des escarbille­s qui s’élèvent dans la nuit, pour rappeler les mots de saint Jean: «Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit.» Un souffle spirituel porte ce film splendide.

«Fortuna», de Germinal Roaux (Suisse, Belgique, 2018), avec Kidist Siyum Beza, Bruno Ganz, Patrick D’Assumçao, Yoann Blanc, Assefa Zerihun Gudeta, 1h46.

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