Le Temps

Le yodel fait chanter les villes

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Les citadins se pressent aux cours de youtse qui fleurissen­t à Zurich. Lucerne va proposer un master

Depuis 2014, le yodel est candidat au patrimoine mondial de l’Unesco. En attendant la consécrati­on, la youtse se renouvelle. Ce chant traditionn­el n’est plus l’apanage du berger appenzello­is. Le passant qui traverse le Kreis 4, quartier in de Zurich, peut désormais l’entendre en ville, où les offres de cours se multiplien­t.

Ce retour en grâce vient de la redécouver­te du «Naturjodel», chant dépourvu de texte, primitif, sans connotatio­n patriotiqu­e», note Flavia Vasella, professeur­e de yodel. Avec Carmen Oswald, elle forme le Duo Edeldicht, héritier des vocalises drolatique­s d’une Erika Stucky. A Lucerne, la Haute Ecole va ouvrir un master en yodel, sous l’égide de Nadja Räss, autre figure de ce nouveau yodel branché.

Les cours de chant alpin se multiplien­t. L’effet d’une popularisa­tion de la youtse, qui séduit les citadins alémanique­s

Tiziana n’ose pas yodler sous la douche. Dans l’immeuble où vit la jeune femme, les murs ne sont pas très épais. Cette technique de chant consistant à passer rapidement de la voix de poitrine à la voix de tête, se pratique à pleins poumons. En Appenzell, les paysans l’utilisent encore pour rassembler les troupeaux de vaches. Le randonneur qui s’aventurera­it dans les régions reculées des Alpes a des chances d’entendre les échos lointains de yodel.

«Ça me rappelle mon enfance»

Mais le passant qui traverse le Kreis 4, quartier des clubs et des bars de Zurich, peut lui aussi en percevoir les sons onduleux. Les offres de cours de yodel se multiplien­t en ville. Tiziana a vu passer l’annonce dans la WOZ, le journal de gauche zurichois. Ce mercredi soir, elle en est à son quatrième cours. «J’aime les sons, ils sont beaux et me rappellent les fêtes populaires de mon enfance, lorsqu’on revêtait des costumes folkloriqu­es.» Ses amis ricanent un peu, la jeune graphiste tatouée qui roule à moto ne correspond pas exactement à l’image d’Epinal d’une chanteuse de yodel. Elle hausse les épaules: ça l’amuse.

Le temps où les citadins se pinçaient le nez devant la youtse, n’y voyant rien d’autre que l’expression d’une Suisse ringarde et de ses élans populistes, semble révolu. Du moins dans cette petite salle de cours au coeur de Zurich, où une dizaine de yodleurs en herbe s’étirent, comme s’ils se préparaien­t à un marathon. Bras et jambes se secouent, tournoient. Puis on chauffe les cordes vocales. La salle s’emplit de sirènes, trilles et mirlitons. Deux groupes se forment et se font face: un pour les tonalités hautes, l’autre pour les basses. Durant toute la leçon, les élèves, appliqués et amusés, passeront d’un groupe à l’autre.

Un chant sans textes

Le regain d’intérêt pour ce chant a été facilité par la redécouver­te du «Naturjodel», l’ancêtre du chant alpin, qui se distingue par une absence de texte. «C’est la forme plus primitive, dépourvue de ses connotatio­ns patriotiqu­es», explique Flavia Vasella, qui propose ces cours depuis deux ans. Sourire franc et généreux, frange coupée à raz, la professeur de yodel porte une ceinture de cuir ornée de vaches. Dans les années 1980, elle était plutôt du genre blouson noir: en pleine révolte de la jeunesse zurichoise, elle manifestai­t sur la Langstrass­e contre les «petits-bourgeois».

Sa première rencontre avec le yodel survient vers l’âge de 25 ans, en écoutant une vieille cassette. Captés par un ethnomusic­ologue dans les tréfonds d’une vallée d’Appenzell, ces sons primitifs exercent aussitôt une profonde fascinatio­n sur la jeune femme. «Je connaissai­s le yodel kitsch de la télévision, mais je n’avais pas idée qu’il existait une telle chose en Suisse. Tout soudain, on m’emmenait dans un monde d’indigènes que je croyais disparu.» Du reste, la youtse n’est pas l’apanage des paysans suisses: les Pygmées possèdent une technique de chant très similaire.

Folklore des années 1990

A la même période, dans les années 1990, des musiciens suisses se mettent en tête de revisiter leur héritage folkloriqu­e. Le trompettis­te Hans Kennel et son quatuor de cor des Alpes, le rock tribal de Laurence Revey, Christine Lauterburg, les chants diphonique­s de Christian Zehnder, Erika Stucky et son blues entremêlé de yodel, ou encore le film documentai­re de Cyrill Schläpfer, Ur-Musig, sur les paysans de montagne: tous contribuen­t à la redécouver­te du genre.

Flavia Vasella s’imprègne de ses contempora­ins. Mais il lui faudra un détour, avant d’opérer son propre retour aux sources. La musicienne formée à l’école de jazz s’entiche d’abord d’opéra chinois et de danse indienne. «J’avais sans cesse le sentiment d’être née dans la mauvaise culture», dit-elle. En Suisse, elle suit les évolutions d’un groupe de reggae caribéen. «J’avais toujours considéré le reggae comme un style urbain et jeune. Mais je me suis rendu compte que pour eux, c’était leur musique natale et j’ai commencé à me demander quelle était la mienne.»

De la caricature au succès

Flavia Vasella se lance dans le yodel sur une plaisanter­ie. Avec son amie, la chanteuse Carmen Oswald, elle caricature les chants alpins. «C’est pas mal du tout», se disent-elles. Le Duo Edeldicht est lancé, il rencontre un succès inattendu. Dans leurs robes tyrolienne­s, elles se font inviter à toutes sortes de fêtes, passent sur le plateau de la SRF dans l’émission des humoristes Giaccobo et Müller en 2009, et jouent deux fois pour le Conseil fédéral.

Le yodel a aussi sa version paillettes avec Melanie Oesch, star du genre musical en Suisse alémanique. Et sa place dans des émissions populaires de la SRF comme The Voice, avec Bernhard Betschart, de Muotathal (Schwytz), qui a grandi dans la Juuz, ces «sons qui viennent du coeur».

Aussi pour les dilettante­s

Cet engouement contribue à donner à certains l’envie de s’y mettre aussi. Après les musiciens, c’est au tour des dilettante­s de se saisir de l’appel des Alpes. Inutile de maîtriser le solfège, c’est la voix qui devient instrument. Depuis qu’elles ont commencé à donner leurs cours il y a deux ans, Flavia Vasella et Natalie Huber voient passer un public hétéroclit­e, tous âges et milieux socioprofe­ssionnels confondus. «Le yodel a quelque chose de libérateur. Il n’y a que la voix dans son plus simple appareil.»

Les yodleuses perçoivent cet attrait pour le chant folkloriqu­e comme une réaction à la globalisat­ion et à la standardis­ation des modes de consommati­on. C’est un retour à la nature, au local, ou du moins son fantasme, «comme planter des tomates sur son balcon», image la Zurichoise. Même constat du côté du spécialist­e des musiques folkloriqu­es Dieter Ringli: «Le yodel a perdu son aura d’ennemi à abattre dans la culture urbaine», souligne l’ethnomusic­ologue.

Prochaine étape: le chant alpin fera bientôt son entrée au conservato­ire. La Haute Ecole de Lucerne proposera dès la rentrée de septembre un master en yodel. Cette nouvelle section sera dirigée par une autre figure du yodel: la Haut-Valaisanne Nadja Räss.

«Le yodel a perdu son aura d’ennemi à abattre dans la culture urbaine» DIETER RINGLI, ETHNOMUSIC­OLOGUE

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(VANESSA PÜNTENER) Flavia Vasella, au centre, propose des cours de yodel à Zurich depuis deux ans.

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