Et le suspense, bordel?
Avant même les matches retour, Real, Barça et Bayern sont presque sûrs d’être tous trois en demi-finales pour la quatrième fois en sept ans. Une régularité impressionnante qui traduit une compétition de moins en moins ouverte
Des surprises de plus en plus rares, des affiches répétitives, des prétendants à la victoire finale de moins en moins nombreux. En Ligue des champions, le suspense se meurt. Du Barça au Real en passant par le Bayern, les mastodontes du foot européen aux budgets faramineux survolent avec une régularité impressionnante la plus prestigieuse des compétitions.
Le FC Barcelone, le Real Madrid et le Bayern Munich ont été intraitables cette semaine en Ligue des champions. Les deux premiers, vainqueurs respectivement de Rome 4-1 et de la Juventus 3-0, ont déjà un pied et quatre orteils en demi-finales. Le Bayern, vainqueur «seulement» 2-1 à Séville, un pied et demi.
L’hégémonie de ce «Big 3» est tout sauf récente, et donne même le tournis si on regarde de près les chiffres de la dernière décennie: ils ont remporté sept des neuf dernières Ligues des champions, dont les cinq dernières. En comptant la saison en cours, cela fait sept saisons qu’aucun des trois n’a manqué les quarts de finale. Sur les huit dernières éditions, au moins deux membres du trio ont à chaque fois rallié le dernier carré, sauf la saison passée, où seul le Real y figurait. Les trois étaient en demi-finales en 2012, 2013, 2015 et sans doute en 2018. Depuis neuf ans, il y en a chaque fois un en finale. Mais, le hasard étant parfois taquin, jamais (encore) deux à la fois.
Des chiffres implacables
Corollaire de cette régularité hallucinante au plus au niveau: le suspense se meurt sur la route qui mène au dernier carré. Les surprises sont de plus en plus rares, les affiches du printemps de plus en plus répétitives, les prétendants à la victoire finale de moins en moins nombreux. Les joueurs eux-mêmes l’ont bien compris, le transfert de Philippe Coutinho cet hiver en atteste: le Brésilien a quitté les Reds pour rejoindre le FC Barcelone afin de gagner des titres, estimant sans doute que Liverpool, pourtant qualifié pour les huitièmes de finale, n’avait aucune chance d’aller au bout.
Dans la nature, qui dit surreprésentation d’un petit nombre d’espèces dit baisse de la diversité. Le football suit un schéma similaire. C’est même très net en prenant un peu de recul historique. Nous avons ainsi divisé les 25 saisons disputées en Ligue des champions depuis son changement de nom (avant la saison 1992-1993) en cinq périodes de cinq saisons: 1993-1997, 19982002, 2003-2007, 2008-2012 et 2013-2017. La décroissance de la diversité lors des derniers tours de la compétition est éloquente, à la fois par son ampleur et par sa régularité.
Si l’on se penche sur les quarts de finale (qui prenaient la forme de deux poules de quatre équipes en 1993 et 1994), on constate qu’entre 1993 et 1997, 29 clubs différents y ont pris part. Ils n’étaient plus que 22 entre 1998 et 2002, plus que 20 entre 2003 et 2007, 19 entre 2008 et 2012, 17 entre 2013 et 2017. La chute est similaire pour ce qui est des pays représentés. Entre 1993 et 1997, 16 pays ont placé au moins un représentant en quarts de finale. Vingt ans plus tard, ils n’étaient plus que six, les principaux: Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie, France et Portugal.
Entre 1993 et aujourd’hui, la diversité dans le top 8 a donc presque été divisée par deux. L’évolution est tout aussi nette, bien qu’un poil moins spectaculaire, en demi-finales (pour la saison 19921993, les deux premiers de chacune des deux poules de quatre équipes font office de demi-finalistes). Entre 2013 et 2017, neuf clubs différents issus de cinq pays se sont hissés en demi-finales, alors qu’ils étaient 15 (issus de 11 pays différents) entre 1993 et 1997. La diversité en finale est par contre assez stable, avec entre cinq et sept clubs différents représentés dans chacune des tranches de cinq ans.
Dans un blog du Monde en 2015, Jérôme Latta relevait le même processus sur une période plus longue. Entre 1970 et 1992: il dénombrait 78 clubs différents (dont Grasshopper et le FC Zurich), issus de 28 pays, à s’être hissés en quarts de finale de la Coupe d’Europe des clubs champions. Après la création de la Ligue des champions, ils n’étaient plus que 51 clubs différents, issus de 18 pays, sur la période 1993-2015.
La surreprésentation d’un petit nombre de clubs aux stades ultimes de la Ligue des champions n’est pas le seul indicateur d’un suspense en déclin. Un rapport du CIES, l’observatoire du football basé à Neuchâtel, datant du lundi 2 avril, révèle que la Ligue des champions est la compétition la plus déséquilibrée d’Europe: 29% de ses rencontres se terminent par trois buts d’écart ou plus. C’est 8% de plus qu’il y a un an. La C1 caracole aussi en tête du classement pour la moyenne des buts d’écart par match: 1,87 but, contre 1,55 la saison passée, soit un bond impressionnant de 21%.
Ces grands écarts sportifs suivent sans surprise une tendance économique à la concentration des ressources entre les mains de quelques rares géants, tendance que l’on retrouve par ailleurs dans d’autres pans de la société, à l’image des GAFA qui vampirisent à eux quatre le secteur du numérique. Les mastodontes du foot européen ont des budgets toujours plus disproportionnés par rapport à leurs poursuivants, et un cercle très fermé de moins de dix clubs se dispute les meilleurs joueurs du monde à coups de centaines de millions à chaque mercato, affaiblissant très souvent leurs rivaux nationaux moins fortunés.
La Ligue des champions est la compétition la plus déséquilibrée d’Europe: 29% de ses rencontres se terminent par au moins trois buts d’écart
L’échec du fair-play financier
Bref, le temps où le Celtic Glasgow (1967), le Steaua Bucarest (1986) ou l’Etoile rouge de Belgrade (1991) remportaient la C1 est plus que révolu. Même la victoire de Porto (2004) et la demi-finale du PSV Eindhoven (2005) semblent appartenir à une autre ère. Aujourd’hui, évoluer dans l’un des cinq grands championnats (Espagne, Angleterre, Italie, Allemagne, France) est une condition quasi sine qua non pour espérer aller au bout.
Et si de très rares cas particuliers, comme les nouveaux riches que sont le PSG et Manchester City, ont les moyens d’apporter un peu de nouveauté au sommet de la pyramide européenne, rien n’indique que le fossé économique et sportif entre les sept ou huit meilleurs clubs du continent et les autres va arrêter de se creuser.
Michel Platini, avec la mise en place du fair-play financier et la réforme des tours de qualification, avait pourtant tenté d’inverser la tendance. Force est de constater aujourd’hui qu’il a échoué. Et personne ne semble s’en émouvoir. La concentration va même encore augmenter dès la saison prochaine: les quatrièmes des championnats d’Espagne, d’Angleterre, d’Italie et d’Allemagne seront exemptés des barrages, et donc directement qualifiés pour la phase de poules. ▅