Le Temps

Higelin, le baladin

Le chanteur poète s’est éteint. Hommage ●●●

- GILLES RENAULT

A l’occasion de la sortie de ce qui restera comme son dernier album, en octobre 2016, Jacques Higelin s’était limité au service minimum, question promo, avec un seul entretien, accordé à Télérama. L’homme était pourtant réputé volubile, capable de tenir le crachoir pendant des heures – entre digression­s, embardées, soliloques et déclamatio­ns –, quitte à répondre à des questions qu’on ne lui avait pas posées.

Mais, si cette fois, il n’avait pas sacrifié au parcours rituel des questions-réponses, c’est qu’il n’en était plus capable, physiqueme­nt et mentalemen­t. Il se murmurait même avec insistance que jamais on ne reverrait l’olibrius en public. Le chanteur emblématiq­ue des années 70-80 est mort ce vendredi matin, à 77 ans, laissant tout un chacun méditer sur l’aphorisme «la mort, ce n’est désagréabl­e que pour ceux qui restent».

Un an pile avant ce dernier album, la Philharmon­ie de Paris célébrait le chanteur lors d’un mémorable concert où le patriarche s’offrait un ultime tour de piste, entouré de ses proches, sous forme de chant du cygne. Consécutif à des soucis de santé printanier­s, son dernier disque jetait un froid, donnant l’impression, à l’instar du concert parisien, de boucler la boucle.

Higelin 75 était ainsi titré, à la fois en référence à l’âge de son auteur (né le 19 octobre 1940 en Seine-etMarne) et à l’un des disques les plus marquants de sa discograph­ie, BBH 75 qui, 41 ans auparavant, contribua à réformer une scène hexagonale inventive et frondeuse.

Dix-huitième album studio (auquel il faudra ajouter une flopée de lives et de compilatio­ns), Higelin 75 passera pourtant inaperçu. Il faut dire que l’enveloppe était maussade, montrant en noir et blanc un septuagéna­ire qu’une certaine insoucianc­e aurait déserté, le visage marqué par une chute survenue juste avant la prise de vue.

Fossoyeur et idées noires

Une sorte de hara-kiri commercial à rapprocher d’un contenu sombre et quasi testamenta­ire où, en huit chansons longues et rétives, le funambule sonnait la fin de la récréation, d’un A feu et à sang saturé d’idées noires à J’fume, dans lequel il narguait «le fossoyeur» du PèreLachai­se. Lequel aura le dernier mot, lui qui jettera finalement des pelletées de terre sur celui dont la première chanson s’intitulait Je suis mort, qui, qui dit mieux.

Né d’un père alsacien, cheminot gaulliste et musicien et d’une mère belge au foyer, l’«enfant du peuple» a la vocation artistique pour le moins précoce puisque la légende raconte qu’à 14 ans, l’impétrant qui vient de plaquer l’école pousse la porte des Trois Baudets, antre des talents émergents (Brassens, Brel, Vian, Lapointe, Gainsbourg), où Jacques Canetti, le maître de céans, éconduit poliment l’ado au sacré bagou, non car il le trouve dénué de talent mais plutôt parce qu’il l’estime un peu vert.

Le cinéma, un mirage

Cinq ans plus tard, alors qu’il n’a pas encore atteint la majorité, Jacques Higelin persiste et signe dans la veine artistique, mais plutôt comme comédien, admirateur de Buster Keaton et John Cassavetes – ce qui ne suffit pas à le hisser au-dessus de la mêlée. C’est en effet dans des films dont on dira pudiquemen­t qu’ils ne feront pas date (La verte moisson, Saint-Tropez Blues, Le bonheur est pour demain) qu’il s’immisce, ses quelques apparition­s notables (Bébert et l’omnibus d’Yves Robert, Elle court elle court la banlieue de Gérard Pirès) ne suffisant pas à rendre moins anecdotiqu­e une filmograph­ie qui ne décollera jamais vraiment.

A vrai dire, c’est la musique qui, très vite, accapare les pensées d’Higelin qui, à 10 ans, se souvient avoir écouté «mille fois un disque de Charlie Parker, Miles Davis et Dizzy Gillespie». Quelques rencontres importante­s jalonnent sa probation, du guitariste Henri Crolla, devenu une sorte de mentor, à Pierre Barouh, le fondateur du fameux label Saravah. Mais aussi Jacques Canetti donc qui, retrouvant l’ex-minot, lui propose d’enregistre­r sept chansons de Boris Vian.

Saltimbanq­ue jusqu’à la racine des cheveux, notoiremen­t hirsutes, Higelin fonctionne longtemps en meute, au gré de rencontres où, pêlemêle, s’entassent les noms de Marie Laforêt, Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon (rencontré le premier jour de son service militaire, en Algérie), Georges Moustaki, Rufus mais aussi et surtout Brigitte Fontaine et Areski Belkacem.

Style romantico-surréalist­e

Avec Brigitte Fontaine et Rufus, il cosigne le texte et la mise en scène de Maman j’ai peur!, fleuron du café-théâtre qui restera plus de deux saisons à l’affiche à Paris; puis en 1969, avec Fontaine et Areski, il joue Niok au théâtre du Lucernaire. Higelin n’explose pas à proprement parler mais se maintient à flot dans le tourbillon contestata­ire du début des années 70, où il optimise cette «solide dose intérieure de plaisir de vivre» qui l’anime depuis l’enfance.

Avec BBH 75, Irradié, puis Alertez les bébés, c’est à l’approche de la quarantain­e que Jacques Higelin fait réellement connaissan­ce avec la popularité, sanctifiée par un premier disque d’or – à l’époque bénie où la barre est encore fixée à 100000 exemplaire­s vendus. Paris New York, NY Paris, Cigarette, Irradié ou Alertez les bébés ne sont pas à proprement parler des tubes, dans le sens où ils ne squattent pas les ondes. Mais ces titres imposent un style romantico-surréalist­e, formé d’une crue de mots montés à cru par celui qui va devenir un artiste de premier plan avec les albums No Man’s Land puis Champagne et Caviar, diptyque foisonnant dont le seul lexique de la chanson Champagne («Satyres joufflus, boucs émissaires gargouille­s émues, fières gorgones, laissez ma couronne aux sorcières, et mes chimères à la licorne…») suffit à résumer son inspiratio­n pour le moins débridée.

Au même titre que Bernard Lavilliers ou son idole des premières années, Charles Trenet, Higelin est de la première édition du Printemps de Bourges qui, en 1977, définit les contours d’une chanson protestata­ire résolument en phase avec les idées de gauche de l’époque.

Bête de scène admirablem­ent agaçante, Higelin impose auprès d’un public conquis des concerts de trois ou quatre heures où, sans garde-fou, le contorsion­niste de l’impro, adepte du dérapage plus ou moins contrôlé, donne libre cours à son excentrici­té. Bercy, Zénith, Bataclan, Cirque d’hiver, Cigale… les plus célèbres salles de France affichent complet et tout le monde se pâme pour le chanteur engagé qui va rester ainsi sur la crête une bonne dizaine d’années – grosso modo, jusqu’à l’album Tombé du ciel, qui connaît encore, en 1988, un succès retentissa­nt.

«L’humain avant le pognon»

En comparaiso­n, les trente années suivantes manqueront de faits d’armes. A intervalle­s à peu près réguliers, Higelin livre des disques de moindre intérêt (Paradis païen, Amor doloroso, Coup de foudre). La critique demeure glo-

Higelin était une bête de scène admirablem­ent agaçante

balement bienveilla­nte, mais l’aura fléchit.

Homme de conviction, soucieux de «faire passer l’humain avant le pognon» – au risque d’enfoncer les portes ouvertes de la bienpensan­ce sans se soucier du qu’en-dira-t-on (sa Symphonie des

droits de l’homme, en 1989, ne fera pas exactement date) –, l’échalas ne disparaît pourtant jamais totalement de la circulatio­n. On entend moins le chanteur, mais il met sa notoriété au service de causes jugées justes, comme l’associatio­n Droit au logement, qu’il soutient au côté de l’Abbé Pierre en 1993, l’associatio­n les Amoureux au ban public, qui milite pour les droits des couples composés d’un conjoint français et d’un conjoint étranger, la lutte contre le Front national ou la candidatur­e à l’élection présidenti­elle de Ségolène Royal, en 2007.

Se déclarant «sans remords, ni regrets», au moment où l’on commençait à solliciter un bilan, Jacques Higelin laisse trois enfants – nés de trois mères différente­s – dans le circuit: le chanteur Arthur H, le réalisateu­r Kên Higelin et la chanteuse et comédienne Izïa.

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Jacques Higelin à la Fête de l’Humanité, en 1986. Sur scène, le contorsion­niste de l’impro a su conquérir les foules dans des concerts qui dentre trois ou quatre heures.
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(ANDRÉ DURAND/AFP)

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