Le Temps

Cecil Taylor, le piano suspendu

Le musicien américain était né en 1929, il a été l’un des grands maîtres du jazz libre. Deux de ses solos majeurs ont été enregistré­s en Suisse. Il est mort jeudi

- ARNAUD ROBERT

Vous frappiez à sa porte. Une maison brownstone de Brooklyn, repeinte de rouge – le voisin demandait pourquoi il y avait tant de visiteurs chez ce vieux monsieur. On entendait le piano. Derrière les barreaux de la fenêtre du rez, il avait fait déposer un panneau: «Ne dérangez pas le maestro.»

On entendait le piano, oui. Un torrent de lave pur, un scalpel, le silence atterrant entre les déferlemen­ts: le pianiste Anthony Coleman qui vit non loin de là a dit de lui qu’il était le «dernier pianiste». Cecil Percival Taylor ouvrait enfin, il saluait à peine, il portait des guêtres de danseuse étoile arc-enciel, un bas de gangster sur la tête pour ranger ses quelques dreads, il parlait des claquettes des Nicholas Brothers, de l’architecte Calatrava et des deux arbres qui dansaient sous sa fenêtre. Dans la même phrase. On reconnaît un génie au bruit qu’il fait quand il part.

L’empreinte de la mère

Il paraissait éternel. Dans cette nuit américaine, tous ses amis, les musiciens new-yorkais, américains, du monde, échangent la nouvelle sur les réseaux sociaux. Ils n’y croient pas. Cecil mort. Il n’avait pourtant que 89 ans, depuis le 25 mars dernier. Il raffolait de ses propres anniversai­res. Le soir de ses 80 ans, dans un restaurant de Manhattan, il avait invité le pianiste John Hicks pour retapisser des standards, Cecil se lovait entre les seins d’Amina Baraka face à son mari, le poète Amiri Baraka, qui n’y voyait pas d’inconvénie­nt.

Cecil parlait de sa propre mère, morte en 1943, il n’avait que 13 ans: «Je me souviens de la salle à manger de ma mère. Sur la table, elle avait disposé des napperons crochetés, de couleur marron foncé. Je ne pouvais entrer dans la pièce sans être vêtu de manière appropriée à ses yeux. Elle aimait que je porte une jaquette de velours et une chemise de soie.»

Petite bourgeoisi­e noire de Brooklyn, «Mother» veut qu’il joue du Liszt par coeur, du Bach sur le bout des doigts saignants, elle tient une baguette. Elle n’imagine pas qu’il en fasse profession, «elle avait décidé que je serais avocat, médecin, dentiste». Elle ne l’appelle pas Cecil, elle l’appelle Percival, elle pressent en lui la quête éperdue: «Une fois, elle m’a hurlé qu’elle avait failli perdre sa vie en me donnant naissance. Récemment, je me suis demandé comment j’avais survécu à tout cela. La musique a sauvé ma vie.»

Dans l’immense pièce à parquet qui lui servait de salon – avec pour seul meuble un réfrigérat­eur rempli de champagne – Cecil avait déposé une photograph­ie de Billie Holiday. Version idéalisée, toujours tragique, de sa mère. Il l’écoutait comme une religion, une religion de la beauté qui tombe. Et un jour, il a traversé le pont.

Quand il dévisage le silence

La fin des années 1950. L’écart qui sépare Brooklyn du Village n’est pas géographiq­ue, il est mental. Cecil Taylor pouvait parler pendant des heures des ponts suspendus, des ponts en arc, des ponts à poutres en béton précontrai­nt, des viaducs et des levis. Pas seulement parce qu’il avait franchi l’East River pour conquérir Manhattan, mais parce que sa musique était de nature profondéme­nt architectu­rale, elle ressemblai­t à une forme iconoclast­e de cubisme synthétiqu­e.

Pour comprendre cela, il faudrait d’abord écouter ses solos. Pour commencer: son solo terminal, en 2015. Cecil a été convié aux funéraille­s de son rival en liberté, cet autre monument de la lézarde et du tremblemen­t, Ornette Coleman. Cecil dévisage le silence. L’accord n’est pas dissonant, il est une gifle. Cecil s’attaque à un son qu’il déstructur­e de l’intérieur, qu’il évide, qu’il analyse et dégomme dans le même temps. Le jazz n’est pas le décor, il est l’action.

Etrangemen­t, les deux meilleurs solos publiés de Cecil Taylor sont suisses. Celui de 1974 qui porte le titre décisif de Silent Tongues, les langues silencieus­es, au Montreux Jazz Festival. Les convulsion­s de Duke Ellington, Bartók, la beauté

intranquil­le d’un improvisat­eur dont on lit en direct l’encéphalog­ramme emballé.

Cecil Taylor ne censure rien, ne ponce rien, il n’arrange ni les contours ni les formes, il est la vérité d’une pensée qui ne joue pas les refrains mais qui pense la musique comme une expérience sensoriell­e de grande découverte. En 2000, Cecil Taylor est encore en Suisse, à Willisau. Il a déjà commencé que le public n’est pas encore tout à fait rentré de la pause, il lit des cartes de New York qui lui servent de partition, il y a des spectateur­s qui fuient instantané­ment. Chez les autres, Cecil entre par effraction, il brise un à un les verrous du moi. Ce concert paru chez Intakt, éprouvant, bataille de pulsations qui s’opposent, réconcilie avec les vivants.

Cecil Taylor n’a pas toujours été seul, très loin de là, il a subjugué des génération­s de musiciens qui l’écoutaient comme un prophète toujours muni d’un cocktail laiteux et d’une cigarette de menthe. En 1956, il publie son premier disque, Jazz

Advance, il y a Buell Neidlinger à la basse, Denis Charles à la batterie, Steve Lacy au saxophone soprano, ils jouent des compositio­ns, ouvrent sur un thème de Thelonious Monk

(Bemsha Swing), de Duke Ellington (Azure), de Cole Porter (You’d Be So Nice to Come Home To).

Il faut écouter cela, cette ligne pure, le sens de la constructi­on, le dérapage contrôlé, le free jazz n’existe pas encore formelleme­nt, tout semble acceptable encore dans ce quartet d’avant-garde mais Cecil Taylor mine son propre jeu – il raconte plusieurs histoires qui se superposen­t et se défient. «Il joue de 88 tambours accordés», a-t-on dit de lui, en référence aux touches de son piano. Cecil Taylor est d’abord un rythmicien parce qu’il est d’abord un danseur.

Un homme de la renaissanc­e

Il a souvent joué en duo avec des batteurs qui partaient à sa poursuite. Sunny Murray, son frère. Max Roach. Andrew Cyrille. Elvin Jones, un soir au Blue Note, qu’on a vu se débattre contre ce vis-à-vis qui lui échappait. Il fallait le suivre. Certains ont saisi très tôt à quel point cette musique exigeait d’abord une présence plutôt qu’une écoute. Le trompettis­te Bill Dixon, les bassistes Alan Silva ou Henry Grimes, le trombonist­e Roswell Rudd mort à Noël, mais aussi ce saxophone alto, Jimmy Lyons, qui semblait avoir tout compris de la profonde mélancolie, de la tendresse, derrière le chahut.

Cecil Taylor était «Conquistad­or» (le titre de son album Blue Note de 1966), il était aussi un homme de la renaissanc­e. Un trait d’union entre Baryshniko­v et le blues du Sud, entre John Cage et l’art africain dont il recouvrait ses murs. Il participai­t d’un mouvement esthétique de rééquilibr­age global, viscéralem­ent politique sans jamais l’exprimer avec un lexique politique, qui plaçait la musique africaine-américaine comme la seule musique classique américaine.

Vers la fin, il voyageait peu. Il ne comprenait pas bien que les cachets de Keith Jarrett soient dix fois supérieurs aux siens. Il avait de lui-même une représenta­tion assez fidèle: celle d’un maître absolu. Il avait un jour reçu une très grosse somme d’argent en guise de prix, pour consacrer sa carrière. Il l’avait essentiell­ement dépensée à organiser des fêtes sans fin dans des clubs de downtown, où des travestis dansaient sur un funk de fin de bal. Il était l’hors-cadre jubilatoir­e, la radicalité mouvante. Il était une leçon de musique.

Il écoutait Billie Holiday comme une religion

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