SOLJENITSYNE, HISTORIEN DE LA COURSE DU TEMPS
Le grand auteur russe s’est rêvé historien à l’âge de 20 ans. On lui doit ainsi «La roue rouge», somme dantesque sur les trahisons d’une révolution à laquelle il a cru. Son dernier tome met en scène l’implacable emprise du temps sur les hommes
L’inquiétude historienne fut le moteur de l’homme et de son oeuvre. Au moment où se referme l’énorme entreprise de La roue
rouge (et l’immense exploit de sa traduction), il faut le rappeler: l’adolescent Alexandre Soljenitsyne était un marxiste romantique, un amoureux de la révolution, qui pourtant avait détruit sa famille et réduit à la mendicité son grand-père maternel.
Mais cet ardent partisan de la révolution avait très tôt été troublé par le mensonge des journaux et de la propagande soviétique. Que des ingénieurs hier encore couverts d’éloges puissent en un jour devenir des saboteurs stipendiés par l’étranger – quelque chose en lui ne parvenait pas à y croire. D’où cette inquiétude qui prendra le dessus, fortifiée par l’arrestation, par les années de goulag, puis de relégation: au pays du mensonge triomphant, comment repérer le sentier de la vérité?
Sa vocation d’historien était née très tôt, à l’âge de 20 ans déjà, mais impossible à assouvir. Les archives inaccessibles, les témoins cachés et muets, les protagonistes réduits à l’état de marionnettes dans les procès de Moscou. Pas besoin d’être André Gide pour déceler le mensonge, mais si Gide a eu tant de mal à y voir clair, il faut admettre que cet intrépide adolescent a eu du mal à se dessiller les yeux. Un mal qu’il a d’ailleurs raconté, car une des immenses qualités de son oeuvre, c’est son étonnante franchise. Plus proche des confessions d’Augustin que de celles de JeanJacques.
HUMANITÉ GIGANTESQUE
Qui est le héros de La roue rouge, dont voici le dernier tome, second du quatrième noeud, Avril 17? Il y a des personnages de fiction, par douzaines, mais l’auteur les laisse tomber chemin faisant (six mille pages faisant). Il y a des personnages historiques, par centaines, protagonistes, comparses, figurants des salons, des saynètes de rue, ombres agrandies dans les contre-plans sur les massacres, bribes de combats atroces sur le front, milliers de surgissements éphémères hors de la masse humaine.
Une humanité gigantesque, comme en ont créé les grands romanciers du XIXe siècle, mais la technique ici est absolument autre. Non point l’ascension sociale des Rastignac, ou les tourments de David Copperfield, ou d’un Raskolnikov, mais ce que le vent même de l’histoire amène et emporte: c’est le temps et ses rafales qui est le héros de cette
Roue rouge. La roue est l’accélération du temps, une accélération qui démarre de façon foudroyante au troisième noeud,
Mars 17, et se poursuit ici au quatrième, Avril 17.
DEUX RUSSIE FACE À FACE
La particularité surprenante de ce roman sur le temps et l’histoire est son inachèvement. Trotski vient de rentrer, un peu en retard, échappé des «pattes britanniques», il voyage dans le même wagon qu’un groupe de médecins militaires russes qui, après trente-deux mois de captivité, bénéficient d’un échange de prisonniers. Eux sont encore naïvement patriotes – lui traîne dans la boue les «canailles patriotiques». Deux Russie se découvrent, l’une ébahissant l’autre – et la guerre civile au bout du couloir…
Le dessein profond de l’auteur est de donner à vivre les composantes du temps, de l’histoire, que ce soient les massacres à la va-vite, préludes aux grandes exterminations mutuelles, ou les séances du gouvernement, ego de ministres qui se surveillent: Milioukov (tous s’en détournent, et il devient de ce fait plus sympathique à l’auteur), Goutchkov, énergique ministre de la Guerre mais impuissant (il joue le malade avant de démissionner), Kerenski avec son bras napoléonien en écharpe (ses trouvailles oratoires, sa suite d’adoratrices), les interminables séances au Palais de Tauride, peu à peu transformé en taudis glauque et gigantesque.
Soljenitsyne a abandonné la technique des «chapitres-écrans», empruntés à Dos Passos, et qui jalonnaient les deux premiers noeuds. En revanche, les extraits de la presse se font plus envahissants: presse bourgeoise, presse jaune, faits divers manifestant l’explosion d’une sauvagerie longtemps contenue. L’historien Soljenitsyne a travaillé sur toute la presse de l’époque, il a eu accès à des archives inédites (la jacquerie qui couve dans la gentilhommière des princes Viazemski est un morceau magnifique). Travail de première main souvent, de seconde main aussi, mais titanesque dans les deux cas.
De conclusions – point! Est-ce qu’un historien conclut? le romancier ici ne conclut pas non plus, mais l’envahissement progressif par la mélancolie devant tant de chaos, de cruauté, de veulerie sert de conclusion non dite. Même le nouveau «Premier mai» de la liberté conquise sur le tsar, celui de 1917, est comme un carnaval triste. La réunion des «Quatre Doumas» est un échec grotesque, le rêve de Constituante va visiblement vers ce qu’il sera: un épilogue minuscule et tragique. Mais la narration est loin d’aller jusqu’à octobre 17 et le putsch des bolcheviks, et moins encore jusqu’à janvier 1918 et la dissolution manu militari de la Constituante.
DÉBANDADE MORALE
En somme, en avril 17 (mai selon le futur calendrier grégorien adopté l’année suivante), tout est joué: la débandade morale est générale, chez les élites comme dans le peuple: on a peur de parler, la fusion du nouveau cristal, explique l’Astrologue, a commencé, on ne l’arrêtera plus. Trotski fulmine au Soviet, Lénine le prend pour allié; Gorki, selon l’Obstiné qui va bientôt diriger le pays, n’est qu’un «mollasson» et un «maître de la triche». A Paris, on admire Kerenski, «le Danton russe», mais lui aussi n’est qu’une chimère.
Etrangement, Soljenitsyne a éprouvé le besoin de nous donner le résumé des «noeuds» non écrits. Mais ce rajout ne convainc pas: l’historien s’est arrêté non parce que son plan surpassait son espérance de vie, mais parce que sa Russie préférée, qui rêvait de zemstvo, de «démocratie d’en bas», n’a obtenu que le cauchemar, le gouvernement de la violence nue, venue précisément d’en bas.
EN QUÊTE D’ESPOIR
Le massacre de la guerre civile se profile. Bientôt, il faudra tenter de sauver la Russie à la périphérie. La roue rouge, monument d’historien, voudrait remuer un brin d’espoir, faire revivre le tableau célèbre de Vasnetsov où l’on voit les Trois Preux hésiter à la croisée des chemins. Mais en vain. Comme les grandes épopées, qui naissent toujours de la célébration d’un échec, La
roue rouge elle aussi se voudrait une compensation spirituelle, elle n’y parvient pas, et c’est la beauté de ce texte immense, et prenant.