Le Temps

«THOMAS BERNHARD EST UNE MALADIE CONTAGIEUS­E»

- PAR ANTOINE JACCOUD ANTOINE JACCOUD

Vous m’avez demandé, Madame la journalist­e locale, à moi, l’écrivain local, celui dont votre journal local a parlé à plusieurs reprises, que ce soit à l’occasion de la tenue de spectacles locaux donnés sur des scènes locales par des comédiens locaux (s’agitant le plus souvent dans des décors et des costumes essentiell­ement conçus par des artistes et artisans locaux), ou alors à la faveur de la critique, d’ambition toute locale bien entendu, de l’une ou l’autre des oeuvres cinématogr­aphiques écrites ou coécrites par l’écrivain local, oeuvres localement situées s’agissant de leur intrigue, mais ayant connu parfois, sous l’effet d’un miracle tout relatif somme toute et probableme­nt dû à divers facteurs ayant trait à des savoir-faire stratégiqu­es ou à un usage habile de ce que l’on appelle communémen­t star-system autant qu’aux talents discutable­s de leurs auteurs locaux, oeuvres donc ayant connu une forme de propulsion verticale pourrait-on dire s’il n’y avait quelque chose de très local dans cette manière de voir et de penser, vers des carrières nationales, voire internatio­nales, voire mondiales dans certains cas, bref vous avez demandé à l’écrivain local de vous livrer un texte sur l’écrivain de son choix, vous avez bien dit, je me souviens comme si c’était hier de votre téléphone et du trouble qui en fut la conséquenc­e immédiate et comme obligée – trouble n’ayant cessé depuis de détériorer une santé tout à la fois mentale et physique déjà chancelant­e –, vous avez dit au téléphone «l’écrivain de votre choix», afin disiez-vous d’éclairer le public local de votre journal local sur les relations hypothétiq­uement privilégié­es de l’écrivain local avec cet écrivain de son choix, au motif probableme­nt que les informatio­ns, notations, divulgatio­ns, confession­s et autres révélation­s contenues dans ce texte, si tant est qu’il fut non seulement livré par l’écrivain local à temps et de correcte manière, mais aussi publié par le journal local avant d’être lu par ses lecteurs locaux, pourraient, à vos yeux en tout cas et peut-être également aux yeux de ceux qui vous dirigent et vous rémunèrent encore nonobstant un effondreme­nt local, national et internatio­nal – pour le dire en un mot: général – de la presse écrite, pourraient intéresser – de manière sincère ou, c’est plus probable au regard de ce que l’on constate partout aujourd’hui, de façon totalement superficie­lle – vos lecteurs locaux cependant que d’autres titres, encore vifs en apparence ou déjà moribonds choisissen­t de parler à ces mêmes lecteurs locaux de sujets locaux ou parfois nationaux ayant trait à diverses formes de criminalit­é toutes plus abjectes les unes que les autres ou alors, c’est là une autre doctrine en tout point aussi démagogiqu­e et vile que la première, de sujets de nature internatio­nale liés aux guerres que se livrent les humains aux quatre coins de la planète, à la vie des vedettes de l’industrie culturelle ou aux drames nés des pratiques de ces activités physiques en tout point obscènes nommées sports extrêmes.

L’écrivain local que je suis a eu le malheur, pour des raisons probableme­nt liées à son narcissism­e exacerbé, quoique toujours fragile et douloureux, d’écrivain local ou, à l’opposé, sous l’effet de son humilité en tout point pathétique d’écrivain local se sentant absurdemen­t flatté d’être appelé chez lui par un journal local – et aussitôt désireux de se mettre comme au garde-à-vous devant celui-ci, peut-être également en raison d’un goût ancien déjà pour l’art du théâtre chaque jour heurté, mortifié, violenté par ce qui est montré un peu partout de nos jours et semble comme destiné, sous la forme de performanc­es insensées ou de manifestes bruyants et maladroits, à l’exportatio­n vers des publics nippons, coréens ou plus largement asiates n’ayant rien demandé de tout cela, mais aussi, enfin et au titre d’hypothèse ultime, poussé par des raisons liées à ses origines partiellem­ent autrichien­nes et comme antagonist­es de l’ancrage local de l’écrivain local, de vous répondre qu’il tenterait d’écrire un texte sur l’écrivain et dramaturge autrichien Thomas Bernhard. Une longue période, comparable en tout point à quelque représenta­tion molle et abstraite du néant, suivit cette malheureus­e décision, ponctuée de votre côté de rappels plus ou moins bienveilla­nts adressés sous des formes diverses à l’écrivain local mais toutes chargées d’une insistance probableme­nt destinée à flatter, en apparence, à blesser, en vérité, l’amourpropr­e aussi bien que le labile ego – un jour en haut, un jour en bas – de l’écrivain local; de fuites et d’échappatoi­res, ceux-ci du côté de l’écrivain local, de demandes de reports, de suggestion­s de différés, et de promesses de livraison non tenues.

L’acceptatio­n aveugle et inconsidér­ée d’un mandat aussi exigeant et par conséquent voué à un échec certain, échec de nature à détruire littéralem­ent une carrière déjà peu reluisante, et à précipiter l’écrivain local dans une des médiocres institutio­ns psychiatri­ques ayant pour mission de tenir loin de leurs congénères les aliénés locaux, une telle acceptatio­n donc de la part de l’écrivain local dit bien à quel point un tel personnage a perdu la boussole de sa vie aujourd’hui. Sans cesse déchiré entre des activités souvent honteuses voire abjectes quoique lucratives d’un côté, de vagues créations à peine moins médiocres d’un autre côté, mais celles-ci comme destinées à le mettre sur la paille et à livrer sa famille entières aux aides toujours parcimonie­uses, insuffisan­tes et, il faut le dire, pleines d’une veule radinerie, et toujours accordées comme de mauvaise grâce par des fonctionna­ires invariable­ment désagréabl­es et hautains, l’écrivain local ne pouvait, c’était comme écrit d’avance, comme garanti sur facture pourrait-on dire, ne pouvait donc se livrer aux longues et exigeantes recherches sur la personnali­té comme sur le style et la philosophi­e de Thomas Bernhard que ce mandat aveuglémen­t consenti devait forcément, et ceci, sans possibilit­é aucune d’évitement ou de dérogation, entraîner. Textes en chantier, ouvrages de Thomas Bernhard jonchant le sol, suppositio­ns ridicules sur l’essence de cette oeuvre griffonnée­s sur des morceaux de papier aussitôt jetés à la poubelle, santé plus chancelant­e que jamais, enfin, offerte comme une sorte de spectacle forain à une famille déjà marquée par les aléas de la vie, voilà dans quel bourbier ridicule l’écrivain local se trouve aujourd’hui. Il vous livre, Madame, dans une sorte d’éructation première et finale à la fois, dont on ne sait si elle relève du désir de sauver une réputation déjà largement entamée, ou au contraire d’offrir, dans une volonté proprement suicidaire, cette même réputation et celle de sa famille à un opprobre aussi légitime que cruel, la première et ultime phrase de ce travail qui restera à jamais inachevé.

Thomas Bernhard n’est pas un écrivain. Il est une maladie contagieus­e.

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 ?? (AUGUSTIN REBETEZ) ?? Antoine Jaccoud est dramaturge et scénariste. Il a notamment coécrit, avec la cinéaste suisse Ursula Meier, «Home» (2008) et «L’Enfant d’en haut» (Ours d’argent au Festival du film de Berlin en 2012). Il enseigne à l’Institut littéraire suisse et vit à...
(AUGUSTIN REBETEZ) Antoine Jaccoud est dramaturge et scénariste. Il a notamment coécrit, avec la cinéaste suisse Ursula Meier, «Home» (2008) et «L’Enfant d’en haut» (Ours d’argent au Festival du film de Berlin en 2012). Il enseigne à l’Institut littéraire suisse et vit à...

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