Le Temps

Pourquoi une presse libre et indépendan­te est essentiell­e à la démocratie

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Il n'y a pas de critères universell­ement reconnus pour définir la démocratie et il est utile aujourd'hui de poursuivre la réflexion entamée en Suisse au sujet de celle-ci à l'occasion de la votation du 4 mars.

Dès le moment où il y a élection du chef de l'Etat ou du gouverneme­nt par le peuple, on admet ceux-ci, sur le plan internatio­nal, comme les représenta­nts légitimes de l'Etat concerné. On sait pourtant que la «dictature du peuple» n'était, et n'est encore dans quelques pays, qu'une manière de camoufler une pure dictature. Et, plus près de nous, l'on ne saurait s'abriter derrière la «sagesse» du peuple pour ignorer que la pression et la répression exercées sur les opposants, les journalist­es et le pouvoir judiciaire dans des pays comme la Turquie, la Russie et bien d'autres ont un tel poids que la frontière entre démocratie et dictature tend à s'y estomper.

A quelles conditions peut-on considérer le résultat d'un vote populaire comme légitime? La liberté d'opinion et d'expression, donc une presse libre et indépendan­te, reste bien sûr la première de ces conditions et il faut la défendre en priorité dans les pays où toute velléité critique est étouffée. Mais l'on doit être plus ambitieux dans les vraies démocratie­s.

Les difficulté­s rencontrée­s par la presse écrite et la mainmise de grands financiers posent aussi la question d'une presse indépendan­te des pouvoirs économique­s: il serait en effet naïf de penser que l'intérêt, ces dernières années, de politicien­s milliardai­res qui ne sont pas issus du milieu de la presse pour le rachat de médias non rentables n'a pour racine qu'une fibre philanthro­pique ou le souci de préserver une presse indépendan­te. C'est bien un véhicule pour leurs idées qu'ils cherchent insidieuse­ment à s'acheter, comme ils le font déjà en finançant de coûteux tous-ménages. Le vote du 4 mars est une heureuse réponse à cet égard, même si reste ouverte la question du subvention­nement de la presse écrite.

Sur le plan internatio­nal, l'on constate hélas dans de nombreux pays que ni l'indépendan­ce des médias privés ni la neutralité des médias publics ne sont garanties. La pseudo-démocratie pratiquée dans ces pays ne saurait être un prétexte pour fermer les yeux et c'est bien avant tout à l'aune du respect des droits de l'homme – dont notamment la liberté d'expression et le droit à des tribunaux impartiaux – que l'on doit forger son jugement. Mais, cela fait, quelle attitude adopter à l'égard de pays dans lesquels ces droits sont massivemen­t violés?

Les tristes expérience­s de ces dernières années nous ont fait comprendre que l'on n'impose pas la démocratie avec des bombes. Quant aux sanctions économique­s, elles ne peuvent avoir d'effet que si elles sont largement suivies et elles ont hélas souvent davantage pour résultat de faire souffrir le peuple que d'infléchir les dirigeants. C'est donc bien d'abord sur la défense de certains principes, comme la limitation des mandats – essentiell­e pour limiter les abus de pouvoir et mise à mal tout récemment tant par Vladimir Poutine que par Xi Jinping – et surtout sur la défense et le renforceme­nt du droit internatio­nal qu'il faut mettre l'accent pour tenter de faire évoluer les choses.

Les menaces de retrait d'instrument­s des droits de l'homme proférées par des pays comme la Russie et la Turquie, ou la décision de se retirer de la Cour pénale internatio­nale prise par les Philippine­s, dont le résident s'enorgueill­it d'avoir commis les pires exactions, démontrent bien que le droit internatio­nal, même si son efficacité est limitée, met les Etats devant leurs responsabi­lités et les oblige à rendre des comptes à la communauté internatio­nale.

Il est grave que, en totale contradict­ion avec le rôle de médiateur et de défenseur du droit internatio­nal qu'a su jouer notre pays au fil des ans, l'on propose au peuple suisse de se faire le héraut et l'allié de tels pays en affaibliss­ant le droit internatio­nal par le principe de la prévalence du droit national.

Il s'agit donc de ne pas se reposer sur les lauriers du refus de l'initiative dite «No Billag» mais d'à nouveau retrousser ses manches pour entamer sans attendre le combat contre l'aberrante initiative populaire au titre alambiqué «le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l'autodéterm­ination)»: il en va de l'image et du rôle de la Suisse dans le monde.

Il serait naïf de penser que l’intérêt de politicien­s milliardai­res pour le rachat de médias non rentables n’a pour racine qu’une fibre philanthro­pique

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YVES SANDOZ PROFESSEUR HONORAIRE DE DROIT INTERNATIO­NAL HUMANITAIR­E

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