Le Temps

Peter Kernel, le punk des lacs

- ARNAUD ROBERT Peter Kernel, «The Size of the Night» (On The Camper Records). En concert le jeudi 12 avril à Lausanne, Le Romandie.

Ils s’appellent Barbara et Aris, ils ont formé il y a une dizaine d’années l’un des groupes de rock les plus fascinants de Suisse. Les Tessinois publient un nouveau disque et se produisent à Lausanne

Chaque matin, la moitié de Peter Kernel boit son café face à la vallée, dans une mer de chants d’oiseaux qui noie sa propre voix. La moitié de Peter Kernel s’appelle Barbara Lehnhoff, elle est d’une blondeur tropicale, a grandi entre trois réserves d’Indiens en Ontario; son cri lacère l’espace, quelque chose d’une Patti Smith qui aurait été élevée en forêt. L’autre moitié de Peter Kernel est un moustachu lunetteux, cheveux longs et casquette, qui travaille derrière une guitare les mélodies les plus obsédantes qu’on ait entendues de longue date. Aris Bassetti chante même en patois tessinois des transes de petite montagne. Ils ont créé ensemble un duo puissant et un personnage bicéphale qui n’hésite pas à se rouler par terre pour se faire entendre.

«Au début, raconte Barbara depuis son balcon qui surplombe le lac de Lugano, on avait baptisé notre groupe El Toco. Mais les programmat­eurs nous annonçaien­t systématiq­uement comme un orchestre de salsa et les danseurs étaient atrocement déçus.» Ils inventent alors cet hybride, le prénom le plus commun qui soit (Peter) et un nom qui signifie le coeur des choses (Kernel). Depuis plus de dix ans, ils fabriquent un punk d’après le punk; quatre albums dont le dernier vient de sortir, des allures sans attitude, le sens de l’effroi et de la fête mêlés. Ils se sont rencontrés dans une école de design du Tessin. Barbara est aussi réalisatri­ce et les clips de Peter Kernel sont des courts métrages de nature sudiste, des tas de bois, des prairies et des plages lacustres, une petite église au sommet d’une colline: le terroir d’un groupe qui tourne dans l’Europe entière et au-delà.

Une nuit lumineuse

«Vivre ici n’est probableme­nt pas très rationnel du point de vue économique ni même géographiq­ue, nos cachets sont essentiell­ement payés en euros. Mais cela participe de notre identité.» Barbara et Aris ont bâti une minuscule entreprise culturelle où ils emballent les vinyles commandés dès qu’ils reviennent de tournée, où ils cousent, sculptent, pèsent et mijotent le moindre son, la moindre image, la moindre demande de subvention estampillé­s Peter Kernel. Lorsque le duo commençait à préparer son nouveau disque, The Size of the Night, son ingénieur du son est décédé. Le local de répétition, établi dans un sous-sol humide d’Agno, s’est alors mué en studio. Plus que jamais, Peter Kernel s’est engagé dans la manufactur­e d’une musique, plus électroniq­ue, d’une douceur lézardée. La taille de la nuit. Leur disque le plus lumineux.

Dans ce do-it-yourself funambule («On sait à peine jouer de nos propres instrument­s. Même pour accorder une guitare, on a besoin d’une machine», rit Aris), Peter Kernel a fini par s’imposer. Leur propre label On The Camper Records s’apprête à produire le premier disque de leur batteur Tam Bor après avoir publié le solo de Barbara, Camilla Sparksss. Ils étaient l’un des lauréats du Prix suisse de musique en 2016. Ils avancent ainsi entre l’administra­tion obligatoir­e, les interminab­les cafés sur la terrasse de leur Migros en bordure d’aéroport, et une liberté d’enfants surdoués.

«Une ferme biologique»

A l’écoute des nouvelles pièces qui composent cet album, à l’écoute de Men of the Women, de Terrible Luck, de Secret of Happiness, de ces comptines chantées d’une voix blanche, de ces textures saturées, passées par les filtres du lo-fi, on se plaît à penser qu’il y a là une poétique de l’urbanité conquise par l’humus. «C’est vrai que, à force de tout faire, de maîtriser le processus de fabricatio­n entier, on commence à ressembler à une ferme biologique.» Une ferme biologique qui sillonne le continent dans une petite camionnett­e blanche, encombrée d’amplis, de synthétise­urs et de guitares. Le rock n’est pas mort, il est vert.

Barbara et Aris ont bâti une minuscule entreprise culturelle où ils cousent, sculptent, pèsent et mijotent le moindre son, la moindre image

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