Le Temps

Yves Bennaïm, la croisade d’un cryptoévan­géliste

Geek et libertarie­n, le Genevois s’est senti appelé pour expliquer la blockchain et le bitcoin au grand public. Sans devenir un prédicateu­r obtus qui défendrait coûte que coûte ce qui le fascine

- YVES BENNAÏM SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Il a vu venir la vague qui va tout soulever. La déferlante «crypto», qui va bouleverse­r l’économie, les entreprise­s, la société, même. «Avec la blockchain, les individus se réappropri­ent leurs données, leur souveraine­té, ils sont à nouveau responsabi­lisés», résume calmement Yves Bennaïm, droit sur un canapé en cuir brun dans son petit appartemen­t-bureau genevois.

Depuis l’automne, le quadra à lunettes et barbiche est l’une des figures de l’émergente scène crypto du bout du lac. Se décrivant comme «clairement un geek avec un sous-jacent libertarie­n», il s’est senti un devoir de partager ses connaissan­ces. L’ancien webmaster anime donc deux think tanks et organise des «cryptobrea­kfasts» mensuels au bout du lac. On y parle beaucoup technologi­e et évolution sociétale, parfois sur un ton un peu professora­l, toujours de manière directe et informée.

«Mais le plus souvent, dit-il un peu las, au milieu de la décoration japonisant­e de son salon, on me demande surtout si c’est le bon moment d’investir dans du bitcoin ou si j’ai des bons plans sur des ICO», ces levées de fonds en cryptomonn­aies qui ont attiré autant d’escrocs que de véritables visionnair­es ces dernières années.

Elever soi-même son boeuf

Le bonhomme n’est pas du genre à se laisser décourager. Son profil Twitter annonce la couleur, avec la photo d’un honey badger. Un cousin africain du blaireau capable de dévorer un cobra ou de tenir tête à un lion. Persévéran­t, sans peur et plutôt malin. La terreur des savanes est aussi la mascotte non officielle du bitcoin.

On redoutait de se coltiner un aficionado borné qui défendrait coûte que coûte tout ce qui touche de près ou loin à la blockchain. Pas du tout, «les premières solutions qui émergeront ne seront peutêtre pas les plus concluante­s, tout comme la création d’internet n’a pas immédiatem­ent débouché sur la naissance de Google ou d’Uber», se souvient l’ancien employé du portail web Lycos dans les années 1990 – prometteur à l’époque, complèteme­nt oublié aujourd’hui.

Le petro, la cryptomonn­aie lancée par le Venezuela en février? «Une escroqueri­e, mais qui aura le mérite de démontrer ce qu’il faut faire ou ne pas faire avec une devise numérique.» Les ICO? «C’est n’importe quoi.» Mine-t-il des cryptomonn­aies? Il l’a fait tout au début, mais «c’est fini, c’est devenu un métier». C’est un peu «comme élever soi-même son boeuf». Faut-il vraiment s’en donner la peine?

Le bitcoin, ou «bitcoin» tout court, comme dit Yves Bennaïm, le Genevois est tombé dedans en 2011, à 38 ans. Pour avoir vécu de l’intérieur l’émergence du web dans les années 1990, entre l’Australie et le Japon, un peu la Chine aussi, l’ancien étudiant en chinois et japonais trace un parallèle. Dans son état actuel, la technologi­e de la blockchain est l’équivalent de la première génération d’internet, lorsqu’il fallait se connecter via un modem 56k et une ligne téléphoniq­ue. C’était lent, on pouvait faire peu de choses et on comprenait mal les enjeux. Trente ans plus tard, la connexion est rapide et permanente, «on a Netflix sur son smartphone».

Entre les deux, la vague internet s’était retournée, la bulle a éclaté, puis l’innovation s’est relancée. «On a perdu du temps», résume Yves Bennaïm, qui voudrait éviter d’en gaspiller de nouveau cette fois. Donc il explique la blockchain, le bitcoin, et tout ce qui pourrait arriver autour, en se tenant en formation continue permanente, 1h30 de Twitter par jour.

La Suisse doit façonner le monde crypto

Dans un de ses nombreux apartés, le crypto-évangélist­e explique que la Suisse doit se poser en leader de cette technologi­e «pour l’imprégner de nos valeurs démocratiq­ues, neutres et confédéral­es, avec l’idée que chacun fait ce qu’il veut tant que l’ensemble fonctionne». La société devrait être un cadre délimitant un passage, plutôt que seulement des feux rouges et des permis. Pour lui, Uber a surtout montré que le mode de fonctionne­ment des taxis était dépassé. Et il s’arrache ses très courts cheveux en voyant que tout le monde livre ses données personnell­es à des entreprise­s américaine­s, sans penser aux conséquenc­es.

L’homme a aussi une vie hors cryptos, entre une boutique d’objets japonais et un restaurant nippon, qui va évoluer. L’idée d’origine était d’offrir une expérience typique, comme dans un vrai bistrot japonais, un izakaya. Les serveurs criaient «Irasshaima­se!» pour souhaiter la bienvenue au client et on n’y servait que des sakés et des bières made in Japan.

Dépaysant, au point de désarçonne­r les clients recherchan­t la nourriture japonaise qu’ils connaissen­t, c’est-à-dire européanis­ée. Mais c’était justement le concept, explique le patron sur des sites gastronomi­ques, avec patience et arguments. Comme lorsqu’il parle blockchain ou s’agace sur Twitter des «clichés et approximat­ions» dans un article sur le bitcoin rédigé par l’auteur de ces lignes. Toujours plus ou moins en croisade.

Dans son moment techno

Mais pourquoi, finalement, cette croisade, cette volonté d’expliquer la blockchain? Il ne sait pas trop, explique avoir ressenti une sorte d’«appel», pour ne pas laisser passer cette période pendant laquelle le public et les politiques doivent évoluer vis-à-vis d’un phénomène vu comme menaçant ou réduit à un petit gain financier rapide via une ICO.

L’évangélisa­tion crypto ne nourrit pas son homme, qui reconnaît vivre sur ses économies. Il réfléchit à une fonction qui conciliera­it ses connaissan­ces et ses aspiration­s. Enseignant ou consultant, il y réfléchit vaguement. On sent que le choix n’est pas urgent non plus. Yves Bennaïm est bien dans son moment technologi­que.

«Avec la blockchain, les individus se réappropri­ent leurs données, leur souveraine­té, ils sont à nouveau responsabi­lisés. Mais ils confient tout à des géants américains!»

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