Le Temps

Contre les «fake news», les remèdes sont parfois pires que le mal

- © Project Syndicate, 2018. www.project-syndicate.org

Si de nombreux analystes des médias ont correcteme­nt identifié les risques posés par les fake news, ou fausses informatio­ns, ils ont négligé l'incidence qu'a ce phénomène sur les journalist­es eux-mêmes. Ce terme est devenu un raccourci pratique pour calomnier toute une profession et les autocrates s'en sont emparés pour justifier la censure et incarcérer des journalist­es, souvent sur la base d'accusation­s de terrorisme fabriquées de toutes pièces.

Dans le monde, le nombre de journalist­es intègres emprisonné­s pour avoir publié des informatio­ns jugées fausses ou fictives a atteint le niveau record, bien que modeste, de 21 journalist­es au moins. Et il est probable que ce chiffre augmente à mesure que les régimes autoritair­es se servent des réactions négatives aux fausses informatio­ns pour museler les médias indépendan­ts.

Les Etats-Unis, autrefois chefs de file mondiaux de la défense de la liberté d'expression, ont renoncé à ce rôle. Les tweets incessants du président, Donald Trump, sur les fake news ont servi d'exemple à suivre pour les régimes autoritair­es pour justifier la répression de leurs propres médias. En décembre, le Quotidien du Peuple, l'organe de presse officiel du Parti communiste chinois, a posté des commentair­es sur Twitter et Facebook abondant dans le sens de la litanie de fake news de Trump et précisant qu'elle «témoignait d'une vérité plus vaste sur les médias occidentau­x». Auparavant, en février 2017, le gouverneme­nt égyptien avait fait l'éloge de l'administra­tion Trump, parallèlem­ent aux critiques adressées par le ministère égyptien des Affaires étrangères aux journalist­es occidentau­x pour leur couverture du terrorisme dans le monde.

Et en janvier 2017, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait félicité Trump pour avoir fustigé le correspond­ant de CNN lors de sa première conférence de presse. Erdogan, qui avait critiqué cette chaîne d'informatio­ns télévisées pour son compte rendu des manifestat­ions pour la démocratie en Turquie en 2013, a dit de Trump «qu'il avait remis le journalist­e à sa place». Trump a rendu la politesse quelques mois plus tard lors de la visite du président turc aux Etats-Unis, en faisant l'apologie de son homologue comme un allié de la lutte contre le terrorisme, sans mentionner une seule fois son lamentable bilan en matière de liberté de la presse.

Ce n'est pas un hasard si ces trois pays ont été les plus prompts à adhérer à l'idée fixe de Trump au sujet des fausses informatio­ns. La Chine, l'Egypte et la Turquie ont à eux trois emprisonné plus de la moitié des journalist­es détenus dans le monde en 2017, une tendance dans le droit fil de l'année précédente. Ces gouverneme­nts semblent avoir interprété le silence de la communauté internatio­nale concernant leur répression des médias indépendan­ts comme un blanc-seing.

En Turquie, le pire geôlier de journalist­es pour la deuxième année consécutiv­e, l'érosion de la liberté d'expression a été particuliè­rement rapide. Depuis le coup d'Etat raté de 2016, les tribunaux turcs ont traité quelque 46000 affaires impliquant des personnes accusées d'avoir insulté le président, la nation ou ses institutio­ns. Chacun des 73 journalist­es aujourd'hui incarcérés fait l'objet d'une enquête, ou est poursuivi, pour crimes contre l'Etat. Les chefs d'accusation les plus fréquents à leur encontre sont d'appartenir, d'aider ou de faire la propagande d'une organisati­on terroriste présumée.

Des lois antiterror­istes rédigées en termes vagues, qui font l'amalgame entre des reportages sur le terrorisme et le fait de le soutenir, servent d'alibi à des régimes déterminés à empêcher une couverture médiatique critique. Par exemple, tenter d'écrire sur le Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK) en Turquie, sur les Frères musulmans en Egypte ou sur les Ouïgours en Chine peut rapidement mener un journalist­e derrière les barreaux, au motif d'entretenir des sympathies terroriste­s. Près de trois quarts des 262 journalist­es incarcérés dans le monde sont accusés de menées antiétatiq­ues, selon le recensemen­t le plus récent du Comité pour la protection des journalist­es.

Même lorsque les journalist­es ne sont pas arrêtés, les autocrates ont de plus en plus souvent recours au prétexte des fake news pour discrédite­r des reportages légitimes. Et de manière ironique, les efforts déployés par certains gouverneme­nts occidentau­x pour expurger les contenus violents ou fallacieux des médias sociaux ont fait le jeu des autocrates. Si les objectifs de ces tentatives d'épuration – par exemple pour prévenir le genre d'ingérence électorale mis au point par les Russes – sont louables, une conséquenc­e imprévue a été la censure de journalist­es intègres couvrant des histoires réelles dans certains des endroits les plus dangereux du monde.

On peut citer l'exemple de ce qui s'est passé l'an dernier avec la couverture vidéo de la guerre civile en Syrie. Pour tenter de limiter les contenus extrémiste­s, YouTube a supprimé des centaines de comptes rendus du conflit, dont un nombre élevé de vidéos postées par Shaam News Network, Qasioun News Agency et l'Edlib Media Center – autant de médias indépendan­ts qui rendent compte de ce désastre.

De même, Facebook a censuré les comptes d'organisati­ons et d'individus qui se servaient de cette plateforme pour témoigner des violences commises contre les Rohingyas musulmans de Birmanie, un massacre qualifié par les Nations unies «d'exemple classique de nettoyage ethnique». Facebook a réagi en disant que ces publicatio­ns contrevena­ient aux standards de la communauté.

En Egypte et en Syrie, Twitter a bloqué les comptes de journalist­es citoyens pour les empêcher d'évoquer les violations des droits humains, selon des journalist­es dont les comptes ont été fermés. Les censeurs de Twitter ont même frappé au coeur de l'Europe: en janvier dernier, le compte d'un magazine satirique a été suspendu après l'adoption par le parlement allemand d'une loi qui permet de sanctionne­r à hauteur de 50 millions d'euros les réseaux sociaux qui ne suppriment pas en temps voulu les contenus illégaux. D'autres pays européens envisagent des mesures similaires pour obliger les géants d'internet à combattre la désinforma­tion et les extrémisme­s.

Les lois destinées à limiter les contenus haineux, violents ou les fake news sont peutêtre bien intentionn­ées, mais leur applicatio­n est bâclée et elles manquent de mécanismes permettant de garantir la responsabi­lité, la transparen­ce ou la réversibil­ité. Les gouverneme­nts ont sous-traité la censure au secteur privé dont le moteur du processus décisionna­ire est l'optimisati­on de la valeur pour les actionnair­es, et non la défense de la liberté de la presse.

Les chefs d'Etat et de gouverneme­nt des pays démocratiq­ues doivent résister à cette offensive autoritair­e contre les organisati­ons médiatique­s indépendan­tes et, à cette fin, revoir des lois sur les contenus rédigées en termes vagues et vulnérable­s aux abus. Des médias libres et dynamiques sont indispensa­bles au bon fonctionne­ment de la société, tandis que la désinforma­tion peut l'affaiblir. Mais les remèdes officiels qui finissent par réduire au silence ceux qui rendent compte de l'actualité sont pires que le mal.

Les tweets incessants de Donald Trump sur les «fake news» ont servi d’exemple à suivre pour les régimes autoritair­es pour justifier la répression de leurs propres médias

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COURTNEY C. RADSCH DIRECTRICE DU PLAIDOYER POUR LE COMITÉ POUR LA PROTECTION DES JOURNALIST­ES

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