Wes Anderson et les autres, rencontre autour de «L’ île aux chiens»
Film d’animation virtuose, «L’île aux chiens» célèbre l’amitié et se pose en métaphore de l’exclusion. Le réalisateur Wes Anderson et ses coscénaristes, Jason Schwartzman et Roman Coppola, évoquent la belle aventure
Quand on veut tuer son chien, on l’accuse d’avoir la rage. Ou le rhume de la truffe. Depuis la nuit des temps, le clan Kobayashi perpétue ce sinistre adage. Et le maire de Megasaki pousse la cynophobie à un degré d’accomplissement supérieur en exilant le meilleur ami de l’homme sur une décharge insulaire. Spots, le chien d’Atari, est le premier à être déporté. Sur ce vaste territoire couvert de détritus s’instaure une république canine, bagarreuse et mélancolique.
Inconsolable, le jeune Atari vole un avion et se crashe sur l’île en cherchant à retrouver Spots. Adopté par une meute de mâles alpha aux noms conquérants (Rex, Chief, King, Boss, Duke), le garçon se lance dans une dangereuse odyssée à travers ce champ d’épandage apocalyptique.
Pour sa seconde incursion dans le domaine de l’animation image par image après Fantastic Mr. Fox, Wes Anderson vise la sophistication et l’excellence. Le dispositif de L’île aux chiens est complexe, puisque les chiens parlent anglais (ou français en version doublée) et les humains japonais – sans traduction… La mise en scène traduit la méticulosité inspirée du réalisateur et reconduit ses symétries obsessionnelles; l’image, qui rend hommage aux oeuvres de Kurosawa et Miyazaki, est somptueuse. Le réalisateur repousse les limites de l’animation en stop motion comme en atteste une hallucinante scène de préparation de sushis avec tentacule rebelle.
Cette transparente métaphore de tous les ostracismes, de toutes les épurations dont souffre le monde a été coscénarisée par Wes Anderson et ses amis, Jason Schwartzman et son cousin Roman Coppola. On retrouve ce trio chic un jour pluvieux de février assis sur un canapé dans un hôtel zurichois. Wes Anderson, cheveu mi-long de poète romantique anglais, porte son costume de tweed, le comédien Jason Schwartzman s’avère un dandy chaleureux, et Roman Coppola accuse une troublante ressemblance avec son père, Francis.
Dans «Moonrise Kingdom», vous tuiez un petit chien blanc. Est-ce pour expier ce crime que vous avez réalisé «L’île aux chiens»?
Wes Anderson (pouffant): Dans Moonrise Kingdom, nous voulions qu’un personnage commette quelque chose de terrible, soit tirer une flèche sur un petit chien blanc nommé Snoopy. Nous avons probablement fait L’île aux chiens pour les mêmes raisons: c’est terrible de déporter les chiens sur une île avec les détritus. Pour nous, les chiens sont comme des gens.
Vous êtes tous trois des amis des chiens?
W.A.: Oui. A l’exception de Roman, qui préfère les chats.
Roman Coppola: J’aime bien les chiens, mais je préfère les chats. Les chiens vous bavent dessus, et je n’aime pas trouver plein de poils sur mes tapis et sur mes habits.
Les chats sont un peu des reptiles poilus…
Jason Schwartzman: Oui, je suis d’accord.
«La fourrure est le matériel que je préfère dans l’animation» WES ANDERSON, RÉALISATEUR
Après «The Darjeeling Limited» et «Moonrise Kingdom», c’est le troisième film que vous écrivez ensemble. Comment travaillez-vous? R.C.: Wes a mentionné tout au début l’idée des chiens bannis et du jeune garçon, ainsi que le Japon. Nous commençons de manière tout à fait informelle. Parfois nous parlons de nos existences. Wes note certaines idées dans son cahier. Cette fois-ci, nous avons embarqué sur le Queen Marx pour traverser l’Atlantique et être ensemble.
W.A.: C’est un processus long. Trois ou quatre ans… Combien de temps avons-nous mis pour l’écrire? J.S.: Combien d’enfants avons-nous eus pendant ce temps?
Wes, au commencement d’un film, il y a un concept ou une image? W.A.: L’image et le concept sont à la clé de tous les films. Les personnages aussi. L’histoire vient après. La toute première idée était celle d’une meute de chiens alpha dans une décharge. Dans son journal, Roald Dahl note des idées, juste une ou deux phrases, jamais d’images ou de concepts. Par exemple: «L’épouse d’un homme fait ça, et il pense ci et ça.» Je suis sûr que des gens comme Stephen King, Elmore Leonard ou Louis L’Amour, capables d’écrire 90 livres, s’assoient derrière leur machine à écrire et l’histoire coule de leurs doigts…
R.C.: Ils commencent par: «Que se passerait-il si…?» Par rapport à la complexité de l’animation en stop motion, n’avez-vous pas envisagé de choisir des créatures glabres plutôt que des chiens pleins de poils?
W.A.: Non. La fourrure est le matériel que je préfère dans l’animation. Sur Fantastic Mr. Fox, tout le monde était contre la fourrure. Je devais leur expliquer que c’était la raison d’être du film. De grosses sommes d’argent ont été dépensées sans mon autorisation pour construire différentes figurines glabres susceptibles de me convaincre d’y renoncer. Des gens dilapidaient notre budget pour me faire changer d’avis. C’est incroyable. Ça me rappelle l’histoire de Haskell Wexler sur Conversation secrète. Vous voulez l’entendre?
R.C.: Le chef opérateur Haskell Wexler avait tourné Medium Cool dans un style documentaire et L’affaire Thomas Crown dans un style plus luxuriant. Il devait faire l’image de Conversation secrète. Il était chez nous, au téléphone, et ce téléphone avait un fil très très long…
J.S.: Le téléphone de la cuisine? Je n’ai jamais vu de fil aussi long! R.C.: Il téléphonait en marchant le long de la palissade et n’avait pas vu que mon père était derrière. Il disait à son interlocuteur «Francis pense que son film devrait ressembler à Medium Cool. Il a tort. Il doit être comme Thomas Crown.» Il a tourné à l’angle et s’est retrouvé nez à nez avec Francis, qui lui a dit: «Tu es viré!»
Jason ne prête sa voix à aucun chien. Pourquoi?
W.A.: Bonne question. J’avais l’idée qu’il ne fallait pas reprendre les gens qui avaient fait les voix dans Fantastic Mr. Fox. J’ai fait une exception pour Bill Murray, qui est dans les deux films.
Roman, vous teniez le rôle d’un écureuil dans «Fantastic Mr. Fox»… R.C.: Ouais, bon, bof…
W.A. et J.S.: Oui, oui… Bonne remarque. Vous marquez un bon point.
Il n’y a pas de montage dans un film d’animation. Cette phase est-elle importante pour vous?
W.A.: Détrompez-vous! Le travail de montage est énorme dans un film en stop motion. Mais il intervient à un autre moment. On commence par enregistrer les voix. C’est comme une répétition. On enregistre tout. Puis on monte ce matériel comme pour une émission de radio. Ensuite, vous dessinez un story-board et vous le montez comme un métrage normal. C’est à ce moment qu’on se rend compte qu’il faut un plan de plus. Cela prend un an de faire cette esquisse, parallèlement à la construction des marionnettes. Ensuite on peut toujours supprimer un mouvement ou un clignement de paupière car il n’y a aucune zone floue dans l’image. J.S.: Mais tu ne fais qu’une prise par scène.
W.A.: Il n’y a effectivement aucune seconde prise.
Il y a un plan fixe de Spots, avec ses yeux bleus et sa truffe rose, dans sa cage. Par quel miracle cette marionnette immobile nous émeut-elle si profondément?
W.A.: C’est très agréable d’entendre ça. Il y a une chose très mystérieuse avec ces marionnettes. Les gens qui les fabriquent, comme Andy Gent, ou les animent, comme Jason Stalman, peuvent amener ces poupées pas plus grandes que ça [15 centimètres] à la vie, à les faire penser et respirer. Cela se passe entre leur cerveau, leurs mains et leurs yeux.
Avez-vous fait des croquis des personnages?
W.A.: Pas vraiment. Quelques recherches. Un personnage est basé sur Toshiro Mifune, un autre sur Yoko Ono. Pour les chiens, nous avons cherché des images d’animaux qui nous plaisaient. Je ne voulais pas qu’on dessine les chiens. Nous n’avons travaillé que sur des sculptures en argile ou en plâtre. Nous avons utilisé des résines légèrement translucides pour les visages. Quand les personnages tournent la tête, il y a un peu de lumière qui passe. C’est intéressant. Les yeux sont faits par des spécialistes de la taxidermie.
Jason, comme musicien et batteur, que pensez-vous de la musique de «L’île aux chiens»?
J.S.: J’aime la musique de ce film. Elle est magnifique, comme dans les films de Kurosawa. J’aime aussi les tambours. Nous avons essayé de jouer du tambour taiko à la première du film. C’est intéressant de voir comment le stick rebondit, c’est dur de garder le tempo. J’apprécie aussi les moments de calme. Dans beaucoup de films contemporains, et de films d’animation, il y a tout le temps du bruit et de la musique. Ici, comme chez Miyazaki, les séquences puissantes alternent avec de longs passages muets pour se détendre.
Vous avez situé l’intrigue de vos films aux Etats-Unis («La famille Tenenbaum»), en Inde («The Darjeeling Ltd»), en Angleterre («Fantastic Mr. Fox»), en Europe centrale («The Grand Budapest Hotel»), et maintenant au Japon. Vous dessinez une carte du monde selon Wes Anderson? W.A.: Le suivant devrait se passer en France. Notre carte s’agrandit…
Vous parlez français?
W.A.: (en français) Un petit peu, pas très bien.
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