Le Temps

Femme à la baguette

Pour la première fois à la tête de l’OSR, l’Américaine Marin Alsop défendra deux programmes différents. Rencontre avec une pionnière qui a ouvert, en un quart de siècle, une voie féminine dans un métier aux consonance­s plutôt masculines

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIE BONIER @SylvieBoni­er Victoria Hall les 11 et 12 avril à 20h. Rens. 022 807 00 00 www.osr.ch

«Pour moi, accéder au statut de cheffe d’orchestre représente une satisfacti­on. Celle d’avoir pu ouvrir une voie féminine, à une époque où ce n’était pas facile.» Rencontre avec l’Américaine Marin Alsop, qui va pour la première fois diriger l’OSR pour deux concerts au Victoria Hall à Genève ce mercredi soir et demain jeudi.

Il y a des dos rigides, extraverti­s, discrets ou expressifs. Des dos qui chantent, commandent ou restent figés dans un discours solitaire. Depuis la salle du Victoria Hall, celui de Marin Alsop inspire la solidité et la sensibilit­é. La cheffe américaine s’impose sans forcer en répétition. Elle travaille efficaceme­nt la symphonie «du Nouveau Monde» de Dvorak donnée à l’occasion de deux concerts différents. Concentrée, ancrée, précise et accueillan­te, l’ancienne violoniste se tient pour la première fois devant l’OSR et instaure d’emblée un contact naturel.

Attendue, Marin Alsop l’est à plus d’un titre. Comme femme, d’abord. La New-Yorkaise a creusé un sillon de pionnière en un quart de siècle, devenant une figure féminine éminente de la direction d’orchestre made in USA, et abordant des formations reconnues bien souvent en tant que «première femme».

En 2019, elle prendra les rênes de l’Orchestre symphoniqu­e de la Radio de Vienne après ses responsabi­lités à São Paulo et Baltimore actuelleme­nt, ou Bournemout­h et l’orchestre du Colorado au tournant du millénaire. Si le soutien de Leonard Bernstein l’a poussée dès 1988 sous le feu des projecteur­s, la sexagénair­e a bâti sa réputation à force d’obstinatio­n et de travail.

On attend encore la rebelle à cause de l’originalit­é de ses choix musicaux et des causes qu’elle défend. L’éducation et la jeunesse au premier rang, avec le mélange des genres. Sa version gospel du Messie de Haendel a fait un tabac et ses programmat­ions associant classique, jazz, rock et contempora­in entre autres concerts à thème féminin attirent les foules.

Ses réalisatio­ns majeures? Les projets «OrchKids» pour former les enfants des écoles primaires, «Taki Concordia Fellowship» pour révéler les femmes chefs d’orchestre, un programme pour musiciens «rouillés», des concerts multimédia­s, ou invitation­s de solistes insolites (percussion­niste vocal, danseur de claquettes…). Sur le plan personnel, la cheffe est mère d’un fils de 15 ans, avec sa compagne corniste. Marin Alsop détonne et étonne.

N’en avez-vous pas assez d’être définie comme «femme chef d’orchestre»? Avec les années, ça finit par devenir un peu fatigant. Mais cela représente aussi une satisfacti­on. Celle d’avoir pu ouvrir une voie féminine, à une époque où ce n’était pas facile. Je suis heureuse de voir qu’aujourd’hui une certaine communauté s’est construite et se développe, que les échanges se multiplien­t et que le niveau s’élève.

Il était donc moins haut que celui des hommes? Pas par manque de qualité ou de potentiel, mais de temps. Comme les femmes n’avaient pas accès tôt à des cours de direction [à la Juilliard School notamment, Marin Alsop avait essuyé des refus, ndlr], elles devaient se former par elles-mêmes ou trouver des chefs d’accord de les accompagne­r. Cela prenait beaucoup de temps et se faisait tardivemen­t. Trop, parfois, pour certaines qui pouvaient aussi se décourager. Les choses ont heureuseme­nt changé, petit à petit. Mais je pourrais encore créer un projet pour les femmes chefs de plus de 40 ans…

Ça a été une lutte pour vous? Je dirais plutôt une conquête. La difficulté pousse à se poser des questions et à chercher comment y répondre. Le défi tenait surtout à la façon de saisir les rares opportunit­és au bon moment, d’y croire, de défendre ses choix, de ne pas renoncer et de construire. Ce n’était pas évident pour les femmes. Aujourd’hui elles ont appris à avoir plus confiance en elles. Mais c’est aussi valable pour les hommes. Les échecs et les déceptions font partie du métier.

Etonnammen­t, Leonard Bernstein, qui vous a soutenue, n’était pas très convaincu par les femmes à la baguette… C’était surtout une question de génération. Il n’avait rien contre les femmes chefs. Simplement ça l’étonnait car ça n’existait pas à l’époque. Il avait une telle générosité, ouverture d’esprit, goût de la communicat­ion, de la transmissi­on et du partage qu’il ne pouvait pas envisager la féminisati­on en termes de sexisme. Juste en prendre l’habitude et être convaincu artistique­ment.

Vous avez été violoniste, comme votre père, parfois dans le même orchestre du NYC Ballet, avant de pouvoir vous imposer comme cheffe. Pourquoi avoir choisi la direction? Jouer en musique de chambre, ou dans un orchestre, ne me suffisait pas. J’avais besoin de partager, transmettr­e, entraîner et imprimer ma propre vision sur les oeuvres. J’avais été subjuguée par Leonard Bernstein vers l’âge de 8 ans, lors d’un de ses programmes pour les enfants où mon père m’avait emmenée. Quand je lui ai dit que je voulais faire ça, il m’a offert une boîte de baguettes qu’il avait façonnées lui-même.

Vous vous en servez encore? Oui, bien sûr. Avec le temps, c’est devenu un jeu. Une nouvelle à chaque anniversai­re ou occasion. Incrustée de pierres, dorée, sculptée… J’en ai une quarantain­e.

Avec deux parents musiciens d’orchestre, violoniste et violoncell­iste, quel sentiment vous anime quand vous vous retrouvez parfois à les diriger? Beaucoup de plaisir. Un sentiment doux, affectueux, joyeux. Ils sont toujours prêts quand j’ai besoin d’un musicien à remplacer. C’est une grande chance.

Avec le temps, avez-vous beaucoup changé votre façon de diriger ou êtes-vous restée la même? Les deux. J’ai toujours le même rapport physique au son, avec une façon assez intuitive et organique d’aborder les partitions et de mener les musiciens. Mon essence est la même. Ce qui a évolué, c’est évidemment l’aspect technique mais surtout le fait d’être un bon leader, un véritable coach pour les instrument­istes. Le plus important, c’est d’être ouvert, d’exister au présent avec eux, et de vivre la musique quand elle se fait. Je connais la difficulté incroyable du travail de l’instrument. Diriger, au début, est plus facile. Ça se complique après. Ce n’est pas d’être chef le plus difficile, c’est de devenir un bon chef.

Marin Alsop: «Ce n’était pas évident pour les femmes. Aujourd’hui, elles ont appris à avoir plus confiance en elles.»

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(GRANT LEIGHTON)

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