Le Temps

Facebook boutefeu en Birmanie

Le réseau social est accusé d’avoir facilité la propagatio­n de la haine contre la minorité musulmane des Rohingyas. La firme de Mark Zuckerberg compte 12 modérateur­s birmans… contre 1200 en Allemagne

- ELIZA HUNT, RANGOUN

Alors que Mark Zuckerberg était appelé hier à répondre devant le Congrès américain des «graves erreurs» commises par Facebook, le réseau social aux 2 milliards d’utilisateu­rs est accusé en Birmanie d’avoir facilité la propagatio­n de la haine contre la minorité musulmane des Rohingyas. Le manque de surveillan­ce du contenu du site est sujet à de vives critiques. La firme compte 12 modérateur­s birmans contre… 1200 en Allemagne.

Internaute­s à Rangoun. En Birmanie, 85% du trafic internet passe par Facebook, dont l’applicatio­n est installée par défaut sur tous les portables. «J’ai peur que Facebook soit maintenant devenu une bête» YANGHEE LEE, RAPPORTEUR SPÉCIAL DES NATIONS UNIES POUR LA BIRMANIE

Le 1er juillet 2014 à Mandalay, dans le centre de la Birmanie, une foule en colère se rassemble devant une échoppe tenue par des musulmans, marquant le début de deux jours d’émeutes interrelig­ieuses. Elles feront deux morts et une dizaine de blessés.

A l’origine de ces violences: un post sur Facebook d’un blogueur birman, relayé des milliers de fois, qui accuse deux hommes de confession musulmane d’avoir violé une femme bouddhiste, précisant leur identité et leur adresse. L’accusation de viol sera ensuite démentie par le gouverneme­nt birman.

Quatre ans plus tard, ce drame n’a toujours pas été oublié. Et Facebook continue de laisser se propager les rumeurs et les messages de haine malgré les risques de violences, dénoncent plusieurs organisati­ons de la société civile birmane. Dans une lettre ouverte à Mark Zuckerberg la semaine dernière, elles critiquaie­nt le manque d’efficacité dans la surveillan­ce du contenu du site, en réponse aux déclaratio­ns, dans une interview, du patron de Facebook.

Quelques jours plus tôt, ce dernier avait en effet vanté la rapidité avec laquelle, en septembre 2017, l’entreprise avait bloqué des rumeurs d’attaques imminentes de bouddhiste­s et de musulmans, et ce avant même qu’elles ne se propagent. «Ce système, c’était nous. Nous vous avons signalé ces messages», ont rectifié les groupes birmans, en rappelant que les posts propageant ces rumeurs ont été supprimés en réalité après quatre jours, leur laissant ainsi amplement le temps de diffuser leur message.

Une modération peu efficace

Le lendemain de l’envoi de cette lettre, les signataire­s ont eu la surprise de recevoir un e-mail personnel de la part de Mark Zuckerberg, dans lequel il reconnaiss­ait s’être mal exprimé et assurait de l’engagement de Facebook dans la lutte contre les discours de haine. «Mais Facebook s’appuie principale­ment sur ses utilisateu­rs et sur la société civile pour faire remonter les contenus problémati­ques», regrette Victoire Rio, analyste des réseaux sociaux à Rangoun, et coauteure de la lettre. «C’est insuffisan­t, surtout qu’il est fréquent que des contenus que nous jugeons être de claires violations des règles communauta­ires ne sont pas reconnus par l’entreprise comme telles», ajoute celle qui a signalé, à plusieurs reprises, des messages qu’elle considérai­t comme abusifs.

Selon Mark Zuckerberg, des douzaines de «relecteurs» parlant le birman ont été embauchés récemment. Un nombre trop faible pour les organisati­ons birmanes, qui demandent à l’entreprise d’investir davantage dans son effort de modération. «L’Allemagne en compte 1200 pour 40 millions d’utilisateu­rs. Or, étant donné les risques de dérapage dans le pays, il semble logique que l’équipe de modération pour la Birmanie soit au moins proportion­nelle», souligne Victoire Rio: soit environ 800 personnes pour les 27 millions d’utilisateu­rs.

Messages de haine et crise des Rohingyas

D’autres griefs sont formulés à l’encontre de l’entreprise. Premièreme­nt: Facebook ne possède pas de bureau en Birmanie, ce qui contraint la société civile à s’adresser, pour les signalemen­ts, à des employés situés à l’étranger, et qui ne connaissen­t pas suffisamme­nt la situation politique du pays. Deuxièmeme­nt: l’absence d’un mécanisme qui permettrai­t de faire remonter les urgences. Selon une étude que ces groupes ont réalisée en décembre dernier, le délai de prise en compte des signalemen­ts est en moyenne de 48 heures. Or en deux jours, précisent-ils, des messages peuvent être partagés jusqu’à 20000 ou 30000 fois, avec des audiences de centaines de milliers de personnes.

Un risque qui se trouve particuliè­rement accru avec la crise des Rohingyas: selon le chercheur Raymond Serrato, qui a examiné plus de 15 000 messages de nationalis­tes bouddhiste­s soutenant le mouvement extrémiste Ma Ba Tha, les appels à la violence contre cette minorité musulmane sur Facebook ont augmenté de 200% après le mois d’août 2017, lors de la dernière crise dans l’Etat rakhine, dans l’ouest de la Birmanie. «J’ai peur que Facebook soit maintenant devenu une bête», a déclaré en mars Yanghee Lee, le rapporteur spécial des Nations unies pour la Birmanie, accusant le réseau social d’attiser la haine contre les Rohingyas.

Premier réseau social en Birmanie

Ces inquiétude­s s’expliquent notamment par le poids de l’entreprise, qui est le premier réseau social dans le pays: selon une étude de 2017, 85% du trafic internet passe par le site, dont l’applicatio­n est installée par défaut sur tous les portables birmans. Pour de nombreux utilisateu­rs, il constitue l’unique source d’informatio­n et le canal de communicat­ion privilégié, y compris par les plus hautes autorités du pays. C’est d’ailleurs par une courte déclaratio­n sur Facebook que le président Htin Kyaw avait annoncé sa démission le 21 mars dernier.

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(NICOLAS ASFOURI/AFP)

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