Le Temps

La grève en France, saison 2

- JOËLLE KUNTZ

En cas de désaccord, les communauté­s suisses sonnent les trompettes du référendum, un instrument tonitruant et dominateur qui hypnotise les élus avant qu'ils prennent une décision, les tourmente pendant qu'ils la prennent et les angoisse après qu'ils l'ont prise. Toutes les sortes de conseiller­s, fédéraux, nationaux, cantonaux ou municipaux ont à supporter «l'avis du peuple», qu'ils sacrent quand ils l'ont eux-mêmes sollicité et le gagnent et qu'ils subissent stoïquemen­t quand ils en sont victimes. On appelle ça la démocratie directe. C'est très codé, très procédurie­r et souvent vicieux parce que les élus sont des rivaux et pas des enfants de choeur. Ils manient avec facilité la prise d'otages: 50000 signatures suffisent à menacer le commerce avec l'Union européenne, après quoi une négociatio­n, plus ou moins réconcilia­trice, le libère. Le «dernier mot du peuple» socialise et régule l'action politique, pour le meilleur et pour le pire. C'est comme ça.

Les Français ont la grève. Il n'y a pas de négociatio­n en France sans épreuve de force. Les salariés et autres profession­nels sont invités à donner leur avis en cessant le travail, à la suite de quoi, sur le constat de l'étendue de la mobilisati­on – combien de grévistes, combien de manifestan­ts dans la rue –, la discussion peut commencer. Tout le monde joue le jeu, chacun avec son humeur respective, les pouvoirs, le public et le mouvement social. L'équation gagnante est imprévisib­le. Qui, de Macron ou du monde des cheminots, saura trouver le point de bascule en sa faveur?

On commémore cette année «les événements» de Mai 68: 7 millions de grévistes, la moitié des salariés, la plus grande vague de conflits de l'histoire sociale française et probableme­nt mondiale. Mai 68 débouche sur les accords de Grenelle, après deux jours de négociatio­ns entre le gouverneme­nt Pompidou, le patronat et les syndicats. Ils conviennen­t de 35% d'augmentati­on du salaire minimum, de 10% de hausse des salaires en général, d'une réduction de deux heures du temps de travail et de l'instaurati­on d'une section syndicale dans les entreprise­s. La grève ne se termine pas pour autant, les ateliers Renault et Citroën restent paralysés. Le 29 mai, De Gaulle va consulter le général Massu à Baden-Baden. Le 30, il convoque une grande manifestat­ion patriotiqu­e à Paris et dissout l'Assemblée. En juin, les élections législativ­es donnent une victoire écrasante aux gaullistes (294 sièges sur 485 à l'Assemblée). La saison 1 de la grève se termine par une victoire sociale payée par une défaite politique. Elle consolide pour plusieurs décennies le mode de régulation conflictue­lle à la française, mobilisati­on, grève, négociatio­n. La société aime les revendicat­ions mais pas le désordre.

La saison 2 se joue sur une crise du modèle. La culture gréviste a reculé: 168 journées de grève pour 1000 salariés entre 1970 et 1979, 31 entre 1990 et 2000. Les tiers affectés ne sont plus principale­ment les clients des entreprise­s industriel­les mais les usagers des services publics. Dès lors, le bien-fondé des revendicat­ions fait débat parmi les salariés, qui sont aussi les contribuab­les. Le flottement de légitimité est aggravé par le spectacle de la concurrenc­e syndicale introduite par la loi de 2008 sur la représenta­tivité des organisati­ons dans les entreprise­s, celles-ci se battant aussi, et peut-être surtout, pour le maintien de leurs positions.

En France, comme en Suisse, la légitimité appartient au peuple, par-dessus ses représenta­nts. L'interventi­on du peuple mécontent de ses élus est autrement codifiée mais semblable sur le fond: le mouvement de 2018 est un référendum contre la réforme de la SNCF, le nombre de grévistes, d'heures non travaillée­s et de manifestan­ts valant pour signatures. Sauf que dans cette saison 2 de la grève en France, il manque le socle de conviction­s qui structurai­t les épisodes précédents. La grève «reconducti­ble», c'est un référendum dont les résultats resteraien­t introuvabl­es. Le suspense va devenir agaçant.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland