Le Temps

Est-il absolument nécessaire de réformer la Coupe Davis?

Les rencontres épiques de ce week-end donnent une vision romantique et faussée de la Coupe Davis, estime l’économiste du sport Lionel Maltese, qui juge préférable de négocier avec les investisse­urs du groupe Kosmos plutôt que de s’opposer frontaleme­nt à l

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Des matches de folie, un double de cinq heures, des stades improbable­s (un tennis-club bucolique en Italie, une salle de volleyball en Argentine, des arènes en Espagne), des publics survoltés et chauvins juste ce qu'il faut, des balles de match au crépuscule, quatre membres du top 10 sur les courts, dont un Rafael Nadal ardent: la Coupe Davis a montré le week-end dernier pourquoi cette compétitio­n plus que centenaire est unique dans le calendrier et si chère au coeur de nombreux amateurs de tennis.

Plusieurs voix se sont immédiatem­ent fait entendre (notamment celles de Yannick Noah, Lleyton Hewitt, Evgueni Kafelnikov, après celle de Marc Rosset dans sa chronique au Temps) pour interpelle­r la Fédération internatio­nale de tennis (ITF) et lui enjoindre de renoncer à sa volonté de réformer la Coupe Davis. Ce projet, confié en février dernier au groupe d'investisse­ment Kosmos, doit encore être accepté le 8 août prochain lors de l'assemblée générale annuelle de l'ITF. En échange de 3 milliards de dollars sur vingt-cinq ans, Kosmos propose de réduire le format de l'épreuve à une seule semaine et de la disputer sur terrain neutre avec des matches plus courts.

Comme souvent, c'est la France qui porte l'étendard de la révolte. Le nouveau numéro 1, Lucas Pouille, a apostrophé son président, Bernard Giudicelli, après la victoire sur l'Italie («tu vois, président, faut pas l'arrêter, cette Coupe Davis…»), il s'est juré de boycotter la nouvelle épreuve et promet de réunir les joueurs en marge du prochain Masters 1000 de Madrid.

Au coeur de ces passions françaises, l'économiste du sport Lionel Maltese oppose le discours de la raison. Maître de conférence­s à l'Université Aix Marseille et professeur associé à la Kedge Business School, proche de certains joueurs français (Gilles Simon et Sébastien Grosjean notamment), impliqué dans l'organisati­on de nombreux tournois ATP français, ce très fin connaisseu­r des structures économique­s du tennis est depuis février 2017 membre élu du comité exécutif de la Fédération française de tennis (FFT), chargé du développem­ent économique.

Sollicité par téléphone, Lionel Maltese remet certains éléments en perspectiv­e, énonce quelques vérités oubliées et rappelle qu'une hirondelle ne fait pas le printemps.

Pourquoi tenez-vous ce discours à contre-courant? A contre-courant, pas tant que ça… Qui s'est réellement exprimé? Rafael Nadal a joué, il a «déboîté» ses deux adversaire­s, il a dit qu'il se tenait prêt pour la suite [l'Espagne jouera la demi-finale fin septembre en France], mais a exprimé aussi son ouverture au changement. Cilic a clairement dit qu'après cette année, il ne jouera plus la Coupe Davis sous ce format. Andy Murray s'est exprimé mais ne s'est pas affiché pour ou contre. Roger Federer n'a rien dit et reste pour le moment entreprene­ur de lui-même. En France, on a entendu Lucas Pouille mais le trio Tsonga-Gasquet-Monfils ne s'est pas exprimé, pas plus que Gilles Simon, qui est membre du Conseil des joueurs. Guy Forget est resté dans son rôle, au soutien de son président, mais au fond il pense un peu comme moi: la Coupe Davis est une épreuve magnifique, mais il serait dangereux de la laisser en l'état. Les rencontres du week-end dernier ne vous ont-elles pas convaincu? Tout le monde s'emballe mais les circonstan­ces étaient particuliè­rement favorables. Des matches en Europe, sur terre battue, pas loin de Monte-Carlo où a lieu le prochain grand tournoi: c'était idéal! Si les rencontres avaient eu lieu en Australie, en Argentine ou sur une autre surface que la terre battue, il n'y aurait pas eu autant de bons joueurs. Pour preuve, la Belgique a joué aux Etats-Unis sans son numéro 1 [David Goffin]. Les Américains, eux, l'ont joué à fond parce qu'ils n'ont pas vraiment de spécialist­es de terre battue et qu'ils avaient la possibilit­é d'aller en demi-finale pour la première fois depuis longtemps.

Quel est donc le vrai visage de la Coupe Davis? La Coupe Davis, c'est comme les montagnes russes dans les foires. On a de grosses émotions de temps en temps. Mais le problème, c'est que les sommets sont de moins en moins haut. C'est aussi une épreuve qui avait huit sponsors et n'en a plus que trois et qui, en France, dans un pays six fois demi-finaliste ces neuf dernières années, se retrouve diffusée sur France 4 parce que France Télévision­s a fait le choix de Paris-Roubaix sur France 3. Le cyclisme a fait 1,7 million d'audience; il n'y en avait 325000 pour le tennis samedi et dimanche. Et je vous le dis alors que j'ai regardé le tennis.

Aujourd'hui, le sport qui marche, ce sont les grands événements: la Coupe du monde, le Super Bowl, les Grand Chelem. La Coupe Davis, c'est comme la Coupe de France de football: tout le monde trouve sympa les premiers tours avec les équipes amateurs mais on regarde surtout la finale.

Quel est le problème de la Coupe Davis? Dans la décennie qui a suivi la création du groupe mondial en 1981, les meilleurs jouaient les quatre semaines. Puis à partir de 1991, le circuit est devenu plus dense avec la création des Masters 1000 (9), puis les tournois ATP 500 (15), ATP 250 (62) et les challenger­s (140). Et ces quatre semaines ont commencé à peser. «La Coupe Davis est un poids» a dit Federer en 2015 après l'avoir gagnée. Et le taux de participat­ion des meilleurs a baissé. On n'a jamais vu une finale avec les deux meilleurs joueurs mondiaux. La Coupe Davis reste une compétitio­n passionnan­te au niveau émotionnel, avec une forte identité de marque, mais cette marque n'est pas assez puissante pour sécuriser la venue de ses principaux fournisseu­rs de spectacle que sont les meilleurs joueurs. Honnêtemen­t, si Nadal n'avait pas joué ce week-end, on n'aurait pas entendu parler de ces matches. Et la plupart du temps, ces marquee players ne jouent pas la Coupe Davis parce que c'est compliqué à intégrer dans un calendrier. Il ne faut pas se mentir: les joueurs privilégie­nt désormais les Grand Chelem, leur économie, et ensuite seulement la nation.

Le retrait des points ATP en 2009 a aussi affectée l'attractivi­té de la compétitio­n. Quand il n'y a plus de médias, plus de sponsors, plus de lieux pour organiser et que les fédération­s tirent la langue – parce que j'en vois, des fédération­s qui espèrent ne pas devoir organiser la rencontre – ça devient compliqué. On l'oublie, mais ces grands événements sont difficiles à mettre sur pied en quelques mois. Roland-Garros sera en travaux en septembre, où trouver un grand stade pour accueillir France-Espagne? Il faut donner une réponse fin avril ou début mai. Et après, commercial­iser, trouver des sponsors.

Donc la Coupe Davis est économique­ment un produit faible qui serait très facilement concurrenc­é si des compétitio­ns parallèles par équipes se mettaient en place avec l'objectif d'attirer les joueurs. Les investisse­urs de Kosmos voulaient une compétitio­n comme le Qatar voulait un club de foot. Ils ont vu en la Coupe Davis une proie facile, en perte de vitesse complète.

L’ITF ne pouvait-elle rien faire? L'ITF n'a pas eu une idée depuis un moment. Là, quelqu'un leur en propose une et ils n'ont pas le choix. Ils se retrouvent face à des investisse­urs qui ont des moyens financiers bien supérieurs. S'ils ne bougent pas, ils se font croquer. Là où je ne comprends pas les joueurs, c'est qu'aujourd'hui si l'ITF dit non à ce projet, Kosmos va faire une autre compétitio­n qui handicaper­a encore plus la Coupe Davis. Il vaut mieux essayer de négocier pour que la compétitio­n garde une identité. C'est la position de Bernard Giudicelli, le président de la Fédération française [et chairman de la Coupe Davis], qui essaye de sauver ce qui peut l'être.

Qu’est-ce qui peut encore être sauvé? Je travailler­ais en priorité sur la réduction du nombre de semaines et sur la venue des meilleurs joueurs. Tous les tournois de tennis en sont réduits à ça: sans top 10, sans top 20, c'est compliqué. Il faut donc augmenter le prize money et limiter le nombre de semaines pour augmenter l'attractivi­té. Les deux semaines de Coupe Davis placées juste après l'Open d'Australie et juste après l'US Open sont les plus problémati­ques. Bernard Giudicelli avait au départ proposé de garder le home/ away, de limiter le nombre de semaines, de faire peut-être une compétitio­n sur deux ans et de travailler sur des scénarios de type defender, comme pour l'America's Cup. Le tenant du titre le défendrait chez lui. Si vous savez un an à l'avance que vous allez accueillir la finale, vous pouvez préparer le stade, les budgets, le sponsoring.

Mais qui peut désormais imposer cela à Kosmos? Les joueurs. L'ITF possède la marque Coupe Davis mais n'est qu'un véhicule. Si elle ne fait rien, la marque est morte. Si elle veut la sauver, elle doit influencer Kosmos, mais elle n'a pas de pouvoir pour ça. Les joueurs ont ce pouvoir mais l'ITF n'a aucun poids sur les joueurs parce que les fédération­s n'ont pas de prise sur eux. Les présidents de fédération­s se font plus souvent critiquer par les joueurs qu'autre chose. D'ailleurs, qui est président de fédération? A part José Luis Clerc, qui sera peut-être élu en Argentine, aucun n'est un ancien grand joueur, aucun n'est issu de ce milieu, aucun n'est

«Si la Fédération internatio­nale de tennis dit non à ce projet, Kosmos va faire une autre compétitio­n qui handicaper­a encore plus la Coupe Davis»

«Il faut augmenter le prize money et limiter le nombre de semaines pour augmenter l’attractivi­té de cette compétitio­n»

représenta­tif ni réellement légitime aux yeux des joueurs. Le président de l'ITF est minuscule en comparaiso­n de Federer parce qu'il ne pèse ni politiquem­ent ni économique­ment.

Certaines fédération­s sont pourtant riches et puissantes, les quatre qui organisent un Grand Chelem: Grande-Bretagne, France, Australie, Etats-Unis. Lleyton Hewitt a défendu la Coupe Davis alors que la Fédération australien­ne travaille depuis plusieurs années avec l'ATP sur un projet de compétitio­n par équipes en début d'année, concurrent donc de la Coupe Davis, et qui devrait être voté avant Wimbledon. Et à côté de ça, la fédération américaine coorganise la prochaine Laver Cup à Chicago en septembre, qui aura lieu une semaine après la demi-finale des Etats-Unis en Croatie, alors même que le président de l'ITF est Américain. Ces fédération­s jouent parfois un double jeu… Les seuls qui peuvent agir, qui tiennent entre leurs mains l'avenir de la Coupe Davis, ce sont les joueurs. Mais il faut qu'ils s'engagent, y compris et surtout les meilleurs. Marin Cilic a déclaré que 90% des joueurs étaient pour le format proposé par Kosmos. Qui va démontrer le contraire d'ici le mois d'août?

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(MANUEL QUEIMADELO­S ALONSO/GETTY IMAGES) Les arènes de Valence, sises Plaza de Toros, ont accueilli le week-end dernier les équipes espagnole et allemande en quart de finale de Coupe Davis.
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LIONEL MALTESE MAÎTRE DE CONFÉRENCE­S À L’UNIVERSITÉ AIX MARSEILLE

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