Le Temps

La Colombie sans espoir de Laura Mora

- LUIS LEMA @luislema

La réalisatri­ce colombienn­e du film «Tuer Jésus» réclame des «changement­s fondamenta­ux» pour ancrer son pays dans la paix

C’était une époque particuliè­rement noire. Entre l’an 2000 et 2002, 9931 personnes ont été tuées dans les rues de Medellin. «L’un de ces morts était mon père», explique Laura Mora. A l’époque, la Colombienn­e est une jeune étudiante de 22 ans, émerveillé­e par son père, professeur de droit à l’université. Laura Mora aurait pu grossir les rangs de ces milliers de familles anonymes, dévastées par la perte de leurs proches, par cette folie qui a frappé la Colombie – et qui dans une bien moindre mesure continue de le faire. Mais, devenue réalisatri­ce, elle en a tiré un film de fiction qui a tenu récemment en haleine à Genève le public du Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains (FIFDH), avant de l’émouvoir aux larmes. Son film, Tuer Jésus, qui a aussi reçu un accueil enthousias­te en Colombie, est projeté ces jours dans des cinémas de Suisse romande.

La Colombie? N’a-t-elle pas retrouvé la paix, après la mort du «narco» Pablo Escobar

«Dans ce pays, laminé par la violence, même les pauvres votent dans l’intérêt des puissants»

puis, plus récemment, après la signature d’un accord avec la guérilla des FARC (Forces armées révolution­naires de Colombie) qui a mis fin à un demi-siècle de conflit? Le 2 octobre 2016, le jour même où, après trois lustres de maturation, Laura Mora tournait la première scène de son film, les Colombiens s’opposaient à cet accord de paix lors d’une consultati­on populaire (il y a eu un autre référendum depuis, au cours duquel le oui l’a finalement emporté). «J’en ai pleuré toute la nuit. J’avais honte. Les gens sortaient dans la rue pour «célébrer» avec des pétards ce refus de la paix. Ce jour-là, en vérité, j’ai perdu toute espérance.»

La Colombie a beau avoir été frappée comme peu d’autres pays par une violence innommable, «chacun porte le deuil de manière solitaire», affirme la réalisatri­ce. Bien plus: dans ses recoins les plus intimes, c’est comme si chaque famille portait une part de honte, désespéran­t de convaincre que la victime ne méritait pas son sort, d’une certaine manière. «C’est la logique des assassins qui a triomphé», résume Laura Mora qui, après avoir laissé sa ville natale pendant plus de dix ans, vit de nouveau à Medellin.

L’indolence de l’Etat

Dans son film, la Colombienn­e s’est largement inspirée de son propre drame, mettant en scène une jeune fille qui part à la recherche de l’assassin de son père, animée d’une irrépressi­ble soif de vengeance. Son exploit? Décrire l’indolence et l’inefficaci­té de l’Etat colombien face à ces violences mais, aussi, montrer à quel point victimes et sicaires, tués et tueurs, sont prisonnier­s de forces qui les dépassent, réduits à ne devenir que des pantins impuissant­s dans ce jeu de la vie et de la mort.

Alors que la Colombie s’approche d’élections présidenti­elles cruciales, prévues en mai prochain, qui déterminer­ont en grande partie l’avenir de l’accord de paix, rien n’est encore vraiment joué. «Dans ce pays, laminé par la violence, même les pauvres votent dans l’intérêt des puissants. La peur est utilisée comme un outil politique pour emporter les élections», souligne Laura Mora. Alors que la guérilla des FARC a reflué des zones qu’elle contrôlait, d’autres acteurs commencent à prendre sa place. Des dizaines de «leaders sociaux» ont été assassinés ces derniers mois, laissant présager de nouveaux regains de violence. Même si la ville de Medellin n’a plus grand-chose à voir avec l’image qui lui colle encore à la peau, les mêmes mécanismes sont toujours à l’oeuvre, sous-entend la réalisatri­ce. Son film ne raconte pas une vieille histoire du passé.

«Ce pays doit cesser d’être si affreuseme­nt excluant. Il a besoin de vrais changement­s, fondamenta­ux, s’il veut faire sortir de leur condition des gens qui sont condamnés toute leur vie du fait que le hasard les a simplement fait naître au mauvais endroit.»

Si le film de Laura Mora sonne si juste – au point d’avoir convaincu le public colombien d’ordinaire si rétif à se pencher sur ses propres côtés sombres – c’est que la réalisatri­ce connaît la chanson. Pour choisir ses deux principaux interprète­s (qui ne sont pas des acteurs profession­nels), elle a sillonné le pays pendant des mois, avant de mettre la main sur deux jeunes gens qui, dans la vraie vie, incarnent pratiqueme­nt les personnage­s qu’ils jouent à l’écran. Dans le film, fille de victime et sicaire parviennen­t (en partie) à briser ce cercle absurde de la violence. Mais ce ne fut pas tout à fait le cas hors tournage. «C’était comme mettre deux mondes totalement différents côte à côte», sourit la réalisatri­ce. Deux mondes qui, un moment, ont partagé leur destin, avant de repartir chacun de leur côté.

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LAURA MORA

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