Le Temps

Rwanda, l’insupporta­ble et explosif silence

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Guillaume Ancel était capitaine lors de l’opération «Turquoise» déclenchée par la France au Rwanda après le génocide qui débuta le 7 avril 1994. Dans un livre, il dénonce «l’omerta» de l’armée française

Impossible de nier l’évidence: aujourd’hui cadre dans le secteur privé, prompt à évoquer les grèves de la SNCF et les blocages sociaux en France, Guillaume Ancel a laissé une partie de lui-même loin de ce quartier parisien de la Sorbonne où il réside. Son dernier livre, Rwanda, la fin du silence (Ed. Belles Lettres), est comme un lourd boulet que sa mémoire est condamnée à charrier.

Juin 1994. Le génocide des Tutsis du Rwanda, entamé le 7 avril au lendemain de l’attentat fatal contre l’avion du président Juvénal Habyariman­a, inonde la communauté internatio­nale du sang de centaines de milliers de victimes. Ancel est capitaine, spécialisé dans le guidage au sol des frappes aériennes, dans un régiment rattaché à la Légion étrangère. Il reçoit, à la base de Valbonne, non loin de la Suisse, son ordre de départ pour ce «pays des mille collines», dont il ne connaît rien. La suite sera l’opération «Turquoise», déclenchée par l’armée française avec l’aval de l’ONU pour instaurer un sanctuaire humanitair­e en pleine folie génocidair­e. Le début surtout, pour cet officier persuadé de s’interposer pour mettre fin aux tueries ethniques, d’un insupporta­ble silence d’Etat…

«Il nous manque la trame»

«Il faut redire, vingt-quatre ans après le génocide, que nous étions prêts à nous battre pour faire cesser ces massacres. Tous mes légionnair­es le voulaient, au péril de leur vie», raconte-t-il au Temps, parsemant çà et là ses réponses de souvenirs personnels, de noms de généraux déployés alors au Rwanda, d’extraits de réponses laconiques faites, depuis, par le Ministère français de la défense. «Turquoise» permet aussi à des milliers de génocidair­es hutus de s’enfuir au Congo voisin. La France est accusée de complicité. Le piège se referme sur ces militaires: «Il nous manque la trame. Ce qui nous permettrai­t enfin de comprendre, de relier entre eux tous ces points obscurs, tous ces ordres ambigus», poursuit l’ex-officier, qui quitta l’armée avec le grade de lieutenant-colonel. Son livre est en ce sens un plaidoyer pour tous ceux, galonnés ou non, qui continuent de souffrir en se taisant: «Nous avons dû, comme militaires, affronter l’opprobre et les accusation­s à notre retour. Des journalist­es ont vu en nous les protecteur­s des génocidair­es hutus. Mais la réalité sur le terrain n’était pas celle-là. On nous a plongés dans un chaos que je cherche toujours à éclaircir.»

De nombreuses enquêtes ont été publiées sur ces sombres mois du printemps 1994, alors que François Mitterrand, rongé par son cancer (il décédera le 8 janvier 1996), cohabitait avec le gouverneme­nt de droite dirigé par Edouard Balladur. Quelle fut la part de la passivité des uns, de l’aveuglemen­t des autres, au nom des funestes liens entre responsabl­es militaires français et membres de l’état-major des Forces armées rwandaises, bastion des extrémiste­s hutus? Quid, à l’opposé, du rôle trouble du FPR tutsi de Paul Kagame qui s’empara du pouvoir à Kigali et y règne depuis d’une main de maître? Guillaume Ancel n’est pas journalist­e. Ses questions sont posées à travers ce qu’il vécut sur place, y compris lorsqu’il accepta d’assister un ancien officier suisse, venu de sa propre initiative porter secours à une famille tutsie. Il raconte la chaîne de commandeme­nt de l’opération «Turquoise», vrillée par les ordres contradict­oires. Il pointe du doigt les forces spéciales françaises, qui opéraient dans le dos des unités régulières.

«Un récit pour que le silence ne devienne pas une amnésie» GUILLAUME ANCEL

1994-2018: pourquoi l’insupporta­ble silence n’est-il pas davantage brisé? Pourquoi les documents d’archives déclassifi­és en partie en 2015 n’ont-ils pas permis de faire toute la lumière, alors que des juges enquêtent toujours sur les éventuelle­s «complicité­s de génocide» françaises? «Un militaire n’est pas formé pour être justicier. On n’évalue pas les ordres. On les exécute», complète Guillaume Ancel, qui s’est personnell­ement confronté sur ce sujet avec Hubert Védrine, l’ancien ministre alors secrétaire général de l’Elysée. Douloureux souvenir. L’exchef de la diplomatie française, mis en cause pour des livraisons d’armes aux Hutus, a toujours démenti avec véhémence.

«Un récit pour que le silence ne devienne pas une amnésie»: telle est la formule que l’ex-capitaine écrit souvent en dédicace. Parce que son refus d’évacuer ses souvenirs n’est pas une rébellion. Encore moins une sédition. Il veut seulement comprendre. Comment, par exemple, se déroula l’attentat contre l’avion présidenti­el, qui déclencha le pire. Vingt-trois ans après, la bataille fait toujours rage entre ceux qui, comme l’ex-juge français Bruguière, croient à la culpabilit­é du FPR et ceux qui, comme Ancel, visent les extrémiste­s hutus aidés de mercenaire­s. L’ancien officier recompte les mètres dans l’enceinte du camp militaire de Kigali d’où fut, selon lui, tiré le missile. «L’armée française a un devoir vis-à-vis de nous tous, ces soldats que l’on a confrontés à l’horreur absolue. Les capitaines, comme je l’étais, sont ceux qui font les guerres aux côtés de leurs hommes. Le génocide rwandais et ses terribles secrets sont un autre missile, qui n’en finit pas d’exploser en nous.»

▅ A lire: Rwanda, la fin du silence (Ed. Belles Lettres)

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