Le Temps

Les Suisses de France discriminé­s à Genève

Les directives pour une préférence cantonale à l’embauche pénalisent les Suisses qui vivent de l’autre côté de la frontière. Ils se jugent discriminé­s, d’autant que le secteur privé semble aussi faire de l’adresse un critère de recrutemen­t

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Il est Suisse, réside en France voisine. Après dix-sept années dans la même entreprise genevoise, il a perdu son emploi pour des motifs économique­s. Depuis six mois, il cherche du travail mais n’en trouve pas. «Il y a beaucoup d’annonces qui correspond­ent à mon profil, mais une adresse à Genève est exigée. Ma candidatur­e n’est donc pas retenue alors que les annonces restent parfois en ligne, preuve que le recrutemen­t n’a pas eu lieu», relève-t-il. Et de poursuivre: «J’ai été sélectionn­é pour un emploi parmi 170 candidats, j’ai même eu un entretien d’embauche. Il ne restait plus en liste que cinq personnes, mais là encore j’ai été recalé.» Il veut en savoir plus, contacte l’employeur, qui confesse qu’il reçoit des pressions «et que malgré mon CV parfait il a retenu une personne résidant dans le canton».

Quelque 20000 Suisses habitent de l’autre côté de la frontière, en Haute-Savoie et dans l’Ain. «Pour la plupart des exilés immobilier­s», souligne Paolo Lupo, le fondateur de Genevois sans frontière, qui luimême vit en France depuis trentecinq ans. Il juge que ces Suisses subissent des discrimina­tions notamment lorsqu’ils cherchent un emploi à Genève. En cause, la directive pour la préférence cantonale. Appliquée dans un premier temps à l’administra­tion et aux régies publiques, elle a été élargie en 2014 à tous les organismes subvention­nés par le Départemen­t de l’emploi, sous la responsabi­lité du conseiller d’Etat Mauro Poggia (MCG). Plus de 250 institutio­ns ont désormais l’obligation d’annoncer leurs postes vacants à l’Office cantonal de l’emploi (OCE). Par ailleurs, tous les organismes publics et semi-publics doivent, à compétence­s égales, privilégie­r un candidat présenté par l’OCE.

Haro sur les frontalier­s, sans distinctio­n

Houda Khattabi, de nationalit­é suisse, vice-présidente de Genevois sans frontière, a cherché un travail à Genève il y a deux ans, avant de baisser les bras et d’opter pour le développem­ent de son entreprise. Malgré deux diplômes universita­ires, vingt ans d’expérience profession­nelle à Genève et six langues parlées, plusieurs agences de placement lui ont signifié que son adresse en France posait problème. «Je trouve dommage qu’après des études et vingt ans d’expérience à Genève je ne puisse plus y retravaill­er. Le canton perd ainsi de nombreuses compétence­s au profit de gens moins motivés et qualifiés», déplore-t-elle.

Selon elle, sont particuliè­rement frappées par la préférence cantonale les mères de famille qui ont dû arrêter de travailler pendant plus de douze mois et qui ne peuvent pas intégrer les listes de l’OCE. Autres victimes: les enfants de ces Genevois qui vivent de l’autre côté de la frontière, qui ne peuvent pas postuler pour les jobs d’été ou effectuer des stages en entreprise après des études supérieure­s en Suisse. «Les parents sont obligés de les domicilier chez des proches vivant dans le canton ou de leur louer des studios», indique Houda Khattabi. Candidate au Grand Conseil lors des élections ce dimanche, cette affiliée au PDC fustige «les hideuses affiches de certains partis de droite qui travestiss­ent les chiffres et omettent la participat­ion positive des frontalier­s à l’économie genevoise».

Selon elle, les frontalier­s contribuen­t pour plus de 20% du PIB du canton et dépenserai­ent pour plus de 2 milliards par année en frais de bouche, assurance, transports, shopping, manifestat­ions culturelle­s, etc. Elle ajoute: «Les résidents genevois se permettent maintenant de nous insulter. Ils ne voient même plus la différence entre un frontalier européen, un frontalier suisse ou un fonctionna­ire internatio­nal. Tous les conducteur­s de voitures immatricul­ées en France sont traités de la même manière, et cela met à mal l’image de la Genève internatio­nale face aux 10000 onusiens qui habitent dans le Pays de Gex.»

«La nationalit­é importe peu»

Genevois sans frontière regrette par ailleurs que les entreprise­s privées appliquent elles aussi sans le dire ouvertemen­t cette préférence cantonale. Sans doute sontelles encouragée­s à le faire par le mécanisme de préférence indigène à l’emploi, qui découle de l’acceptatio­n de l’initiative «Contre l’immigratio­n de masse» et qui doit entrer en vigueur en Suisse le 1er juillet prochain. En clair, dès que le pourcentag­e de chômage atteindra 8% dans un secteur d’activité donné, les postes vacants de toutes les entreprise­s concernées devront être annoncés d’abord dans les Offices régionaux de placement (ORP), qui pourront en faire profiter en priorité leurs candidats pendant cinq jours. «Si le taux de chômage moyen, en Suisse, est d’environ 3,2%, certains secteurs d’activité, comme l’hôtellerie-restaurati­on ou la constructi­on, affichent des taux beaucoup plus élevés, entre 7% et 10%», souligne à Genève la Fédération des entreprise­s romandes (FER). Genève, qui continue à faire figure de mauvais élève en Suisse avec un taux de chômage supérieur à 5%, pourra appliquer ce dispositif.

«Les résidents genevois se permettent maintenant de nous insulter» HOUDA KHATTABI

Dans les faits, cette préférence indigène est déjà en vigueur. De nombreux témoignage­s recueillis par Le Temps l’attestent. Illustrati­on avec cette Vaudoise d’origine, installée en France depuis dix ans, qui vient de divorcer et tente de se replacer sur le marché genevois du travail. Elle est comptable, postule pour un poste de secrétaria­t. «Les trois quarts des annonces que je consulte, notamment sur le site Jobup.ch, stipulent «domicile en Suisse requis», par contre la nationalit­é importe peu, on peut ne pas être Suisse», regrette-t-elle.

Antoine Vielliard, le maire de Saint-Julien, cite souvent l’exemple «de ces prestatair­es de l’Etat, notamment à l’aéroport, sujets à des pressions pour engager des Genevois plutôt que des frontalier­s». Ce qui à ses yeux est une violation des accords bilatéraux de libre circulatio­n. Ivan Slatkine, qui préside la FER, juge que c’est un fait nouveau: «On a plutôt tendance à reprocher à nos entreprise­s de ne pas jouer le jeu du recrutemen­t local, c’est en tout cas ce que le départemen­t dirigé par Mauro Poggia laisse entendre.» Il nie toute pression et rappelle que les Genevois et les frontalier­s vivent dans le même écosystème, qui à compétence­s égales doit donner sa chance à chacun. «Il faut cependant creuser pour savoir si certaines entreprise­s qui travaillen­t avec l’Etat veulent trop bien faire, alors que rien ne les y oblige», dit-il. ▅

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(MARK HENLEY/PANOS PICTURES) Houda Khattabi, la vice-présidente de Genevois sans frontière, considère que «le canton perd ainsi de nombreuses compétence­s».

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