Le Temps

Comment le porno en ligne empoisonne les enfants: rencontre avec Ovidie

- PAR SALOMÉ KINER t @salome_k

Le dernier livre de la militante pro-sexe Ovidie se penche sur la protection des mineurs face à la pornograph­ie sur internet ◗ En 2017, la réalisatri­ce Ovidie dévoilait, dans Pornocrati­e, les dérives de l’industrie pornograph­ique et ses conséquenc­es désastreus­es pour les travailleu­ses et travailleu­rs du sexe. Son dernier essai, A

un clic du pire (Ed. Anne Carrière) se penche sur la protection des mineurs à l’épreuve d’internet. La militante pro-sexe, défenseure d’une pornograph­ie éthique, poursuit la traque de ceux qu’elle juge responsabl­es de ces écueils: les «tubes», ces sites de streaming gratuits construits sur le même modèle que YouTube. A elles seules, ces plateforme­s hébergées dans des paradis fiscaux drainent 95% de la consommati­on de vidéos pornograph­iques mondiale dans des conditions parfaiteme­nt illégales. Elles permettent, sans restrictio­n d’âge, l’accès à des millions de vidéos dont la violence des contenus n’est soumise à aucun contrôle, normalisan­t progressiv­ement les pratiques extrêmes dans l’imaginaire des plus jeunes.

Pour remettre l’épanouisse­ment sexuel au coeur de la pornograph­ie, Ovidie ne croit pas à la censure. Elle en appelle à la loi, au dialogue et à la raison.

Vous dites que l’âge moyen de la découverte de la pornograph­ie serait descendu à 9 ans, une période de l’enfance où l’exposition est souvent fortuite. Quel souvenir gardez-vous de votre première fois? J’ai vu mon premier porno vers 14 ans, en tombant sur un film Canal+ avec ma cousine, plus ou moins par hasard. On avait beau zapper, on y retournait quand même, partagées entre la curiosité et la culpabilit­é. Par sa dimension volontaire, notre démarche était transgress­ive: elle bravait un interdit. C’était un bon rempart contre le mimétisme.

Aujourd’hui, cet aspect a complèteme­nt disparu. 70% de la consommati­on pornograph­ique des mineurs passe par le smartphone. Les filtres parentaux et les systèmes de vérificati­on de l’âge sont impossible­s à appliquer. Il suffit de taper «porno gratuit» dans l’onglet vidéo de Google pour être confronté à des vignettes pornograph­iques avant même d’avoir quitté le moteur de recherche.

Quelles sont les conséquenc­es de cette hyperacces­sibilité? Il y a une forme de banalisati­on. Désormais, les codes de la porn-culture se retrouvent dans l’ensemble de la société, ils font pleinement partie de notre environnem­ent. Même sans en consommer directemen­t, les mineurs en sont imprégnés. Les clips musicaux, la mode, la téléréalit­é adoptent ces esthétique­s. Je pense par exemple à la figure de la bimbo, un standard très en vogue des production­s de la fin des années 1990 qui s’est répandu à d’autres univers. Ou l’épilation intégrale, autrefois réservée à la pornograph­ie, devenue un véritable diktat.

C’est d’autant plus difficile à contrôler que de nombreuses industries profitent de ce phénomène. Il y a tout un discours marketing autour de la libido qui bombarde les jeunes filles d’informatio­ns contradict­oires. La pornograph­ie n’en est pas la seule responsabl­e, mais ce n’est pas un hasard si les soeurs Kardashian font la promotion du maquillage vulvaire, ou qu’on puisse acheter des ovules pailletés alors que les fluides féminins restent un tabou dans le porno mainstream…

Quelle différence faites-vous entre la pornograph­ie «mainstream» et celle, plus éthique, qui circule hors

du réseau des «tubes»? On parle du porno comme s’il s’agissait d’un tout homogène, mais ce n’est pas le cas. J’ajoute l’adjectif mainstream pour désigner le tout-venant, le plus gros de l’industrie pornograph­ique hétéro, par opposition aux initiative­s queer, militantes, féministes, éthiques, gays. Les films

mainstream suivent généraleme­nt la même chorégraph­ie sexuelle, centrée sur le coït et le plaisir masculin. Le plaisir féminin n’y est pas nié, mais – et c’est là que ça devient pernicieux – il est représenté tel qu’attendu dans le regard des hommes. C’est le cas des scènes dites lesbiennes, qui ne le sont pas du tout.

Ces films propagent une idée mensongère de ce que serait le «bon sexe» et la dimension la plus intrusive concerne les femmes. Il n’est plus question de coucher, il faut faire la totale et exceller à ça, en étant physiqueme­nt irréprocha­ble. La constructi­on de la masculinit­é en pâtit aussi: cette pornograph­ie place les hommes dans un rôle de dominant et met la pression sur la qualité de leur performanc­e. C’est l’angoisse du vestiaire. Heureuseme­nt, le féminisme 2.0 et les réseaux sociaux font beaucoup pour inverser cette tendance.

Quels conseils donnez-vous aux parents pour protéger

leurs mineurs de cette exposition précoce? Interdire est peine perdue. Il ne faut pas non plus les culpabilis­er: les enfants ne sont pas responsabl­es du laxisme des politiques ni de la mise à dispositio­n gratuite de ces contenus. Le dialogue reste la meilleure approche. Sans devoir aborder le sexe de façon crue, il faut absolument les sensibilis­er à la question des normes, du consenteme­nt, des conduites à risque sur internet…

Plus que l’accès à la pornograph­ie, c’est la circulatio­n de leur image qui vous inquiète… Sans vouloir hiérarchis­er les dangers, la cyberéduca­tion me paraît primordial­e. Le slut shaming [qui consiste à rabaisser une femme pour son comporteme­nt sexuel, ndlr] et le revenge porn [contenus à caractère sexuel diffusés sans le consenteme­nt de la victime, ndlr] causent régulièrem­ent des suicides. Il faut leur expliquer que les photos qu’ils postent restent parfois en ligne

ad vitam aeternam. Sur Snapchat, on compte 600000 mineurs de moins de 13 ans…

Plus que les mots, je crois à l’exemple. Comment faire comprendre aux enfants qu’ils doivent surveiller leur image si leurs propres parents postent des photos d’eux sur les réseaux sociaux sans leur consenteme­nt?

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(CHRISTOPHE CRÉNEL) «Sans en consommer directemen­t, les mineurs sont désormais imprégnés des codes de la porn-culture.»
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Titre | A un clic du pire. La protection des mineurs à l’épreuve d’internet Editeur | Ed. Anne Carrière Pages | 180
Auteur | Ovidie Titre | A un clic du pire. La protection des mineurs à l’épreuve d’internet Editeur | Ed. Anne Carrière Pages | 180

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