Le Temps

Mondher Kilani décortique le mythe (et la réalité) du cannibalis­me

- PAR ISABELLE RÜF

Dans un essai passionnan­t, l’anthropolo­gue Mondher Kilani dresse un panorama vaste et hardi de la notion de cannibalis­me, réel et symbolique

La peur d’être mangé par l’autre hante l’humanité depuis la nuit des temps. Lea ogres et autres créatures anthropoph­ages peuplent les mythologie­s, les contes, les récits des premiers voyageurs. Dans un essai d’une très grande envergure, Mondher Kilani réunit les savoirs et les fantasmes liés au cannibalis­me. L’approche de ce professeur d’anthropolo­gie à l’Université de Lausanne, également ethnologue de terrain, doit beaucoup à sa discipline, mais elle convoque aussi la psychanaly­se, la littératur­e, le cinéma, les autres arts et les avancées de la médecine. Au départ, il y a la conviction, formulée par l’anthropolo­gue Marshall Sahlins, que «le cannibalis­me est toujours «symbolique» même quand il est «réel». Autrement dit: s’il arrive que des humains consomment la chair d’autres humains, c’est presque toujours dans une relation chargée de sens – un rituel d’appropriat­ion ou de vengeance, une pratique funéraire.

DISSIMULAT­ION ET SOUPÇON

L’étymologie même du mot «cannibale» révèle des fantasmes qui remontent à Christophe Colomb. Elle mêle la peur de rencontrer des peuples monstrueux, les caniba à face de chien des récits antiques et le nom Caraïb, donnant ce mot «métis» qui véhicule une angoisse universell­e. Dans sa théorie de la horde primitive, Freud constate: «Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père – il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales.» Si on déplace cette tautologie – «les primitifs sont cannibales parce que les cannibales sont primitifs» – du symbolique à la pratique, elle permet de justifier la colonisati­on comme une entreprise d’humanisati­on des sauvages.

Le cannibalis­me est même parfois perçu comme le signe d’un stade primitif de l’humanité. Il est d’ailleurs difficile d’enquêter sur les pratiques anthropoph­ages, car les indigènes ont appris à les dissimuler. La peur d’être mangé par l’Autre est d’ailleurs réciproque, et Mondher Kilani cite plusieurs cas de Blancs – dont lui-même – pris pour des anthropoph­ages par les autochtone­s.

Les pratiques avérées de cannibalis­me empruntent des formes très variées. Celles des Tupinamba du Brésil – observées au XVIe siècle – relèvent de l’exo-cannibalis­me: le prisonnier de guerre partage la vie du groupe, il est bien traité, il lui arrive de prendre femme et de procréer. Il sait ce qui l’attend, mais fuir est impensable: il perdrait la face et les siens ne l’accueiller­aient pas. Puis vient le moment du sacrifice, au cours d’un combat lors duquel il défie ses agresseurs en leur rappelant les actes de violence que les siens ont accomplis auparavant. Puis son corps est cuisiné et consommé par le groupe, dans un rituel d’appropriat­ion.

L’endo-cannibalis­me – le fait de manger les siens – est pratiqué par les Indiens yanomami d’Amazonie sous une forme sophistiqu­ée. Pour éviter que les âmes des défunts ne viennent hanter les vivants, il faut leur offrir une sépulture en les consommant. Leurs os sont incinérés et finement broyés, pour être ensuite mélangés à une boisson fermentée, consommée rituelleme­nt par le groupe. Kilani cite beaucoup d’autres exemples dans lesquels le cannibalis­me s’inscrit toujours dans un contexte symbolique qui l’explique et le justifie.

Le besoin extrême peut justifier le fait de manger l’autre. Le cas de l’avion uruguayen sinistré dans les Andes est l’exemple canonique de ce cannibalis­me de famine. Pour survivre, les rescapés durent se résoudre à consommer leurs compagnons défunts, en se disant que, privées d’âmes, leurs dépouilles n’étaient plus que de la viande, une source de calories. Ils durent quand même la cuire pour la «civiliser» et ne purent pas avaler certaines parties, trop «humaines». On sait que dans des cas d’extrême disette, de guerre, de camps, les hommes se sont mangés les uns les autres. C’est d’ailleurs un conseil que donne Swift dans un pamphlet féroce daté de 1729, sa Modeste propositio­n pour empêcher les enfants pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public, en réponse à la situation de l’Irlande.

Mondher Kilani élargit vite le champ de sa réflexion et quitte l’anthropoph­agie effective pour en explorer les usages métaphoriq­ues. L’eucharisti­e, telle que la conçoivent les catholique­s, est un acte de cannibalis­me, ironisent les protestant­s au XVIe siècle. Le langage amoureux est particuliè­rement riche en images de consommati­on, la littératur­e en témoigne: mordre, dévorer, sucer, les verbes montrent l’amour comme un «festin cannibale», voir Sade, Lautréamon­t, Mishima ou Bataille. La peur d’être avalé dans le coït se retrouve dans les mythes du vagin denté.

INHÉRENT AU CAPITALISM­E

De temps en temps, la chronique des faits-divers apporte le témoignage d’un passage à l’acte – un Japonais consomme son amoureuse hollandais­e, un informatic­ien allemand recrute sa victime consentant­e sur Internet. La greffe d’organes – l’assimilati­on de parties d’un corps par un autre – pose des questions d’ordre philosophi­que, d’autant plus graves quand elle engendre un commerce.

Au risque de diluer la notion de cannibalis­me, Kilani l’élargit au capitalism­e qui dévore les travailleu­rs, aux musées et aux zoos humains qui réduisent l’autre à un objet de curiosité, à notre société de contrôle avec ses caméras et ses écoutes téléphoniq­ues, ses émissions de téléréalit­é, au traitement des réfugiés. Il risque une comparaiso­n hasardeuse entre les camps d’exterminat­ion et les abattoirs – qui réduisent le vivant à un objet. En conclusion, il dénonce la «dévoration généralisé­e» qu’engendre la seule logique utilitaire, détachée des lois de l’échange social.

Signature et présentati­on par l’auteur, le vendredi 20 avril dès 17h30 à la libraire Payot, à Lausanne.

«Après tout, le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger» (CLAUDE LÉVI-STRAUSS, «NOUS SOMMES TOUS DES CANNIBALES», SEUIL, 2013)

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MARINE LUISA RICCIARINI/LEEMAGE) (PARIS, MUSÉE HISTORIQUE DE LA Scène de cannibalis­me au Brésil. Gravure tirée d’«Admirante Narratio Americae» («Histoire des Amériques») par Théodore de Bry, 1562-1563.
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Editeur | Seuil
Pages | 384
Genre | Essai Auteur | Mondher Kilani Titre | Du goût de l’autre. Fragments d’un discours cannibale Editeur | Seuil Pages | 384

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