Le Temps

Les prophéties sonnantes et trébuchant­es des futurologu­es

Les futurologu­es tournent en boucle dans les médias, et leurs formules péremptoir­es excitent les foules. La marotte de ces experts: l’intelligen­ce artificiel­le va nous balayer ou nous conduire vers l’immortalit­é. Pour eux, éduquer le public relève d’une m

- FABIEN GOUBET ET FLORIAN DELAFOI @fabiengoub­et @FlorianDel

Que vaut la parole des techno-prophètes qui nous prédisent à quoi ressembler­a notre avenir?

Connaître l’avenir a toujours été une préoccupat­ion majeure de toutes les civilisati­ons. Cette soif du futur a ouvert un boulevard aux druides, aux mages, aux haruspices, aux chamans, aux voyants et autres prophètes, fonctions aujourd’hui occupées par les futurologu­es. Ceux-ci trustent les plateaux télé pour y déverser leurs prophéties, souvent un peu anxiogènes, sur notre futur. L’intelligen­ce artificiel­le, ses promesses et ses dangers, est devenue l’objet central de leurs prédiction­s.

Faut-il prendre au sérieux ces personnali­tés médiatique­s? «Les futurologu­es sont des leaders d’opinion. Ils sont écoutés, sans avoir une vraie légitimité scientifiq­ue», regrette Jean-Gabriel Ganascia, spécialist­e de l’intelligen­ce artificiel­le. Les années 1960 marquèrent l’âge d’or de la futurologi­e, même si aujourd’hui les prédiction­s formulées pour l’aube du troisième millénaire nous paraissent fort grotesques. On nous promettait des voitures volantes? On peste toujours dans les bouchons. Des médicament­s pour contrôler ses rêves? On peine à se souvenir de nos songes. «Le rôle des futurologu­es n’est pas tant de prédire l’avenir que d’anticiper les futurs possibles», tempère Nicolas Nova, professeur à la Haute Ecole d’art et de design à Genève.

Pour ces experts, le futur s’annonce en tout cas fructueux sur le plan financier. Les plus célèbres d’entre eux monnaient leurs prédiction­s et leurs interventi­ons plusieurs dizaines de milliers de francs.

Un matin d’octobre 2017, lors de la Matinale de la RTS, les téléspecta­teurs encore assoupis furent brutalemen­t réveillés par une phrase choc lâchée à l’antenne: «L’école forme des enfants qui vont être laminés par l’intelligen­ce artificiel­le.» Celui qui les tira de leurs rêveries n’était autre que le médecin et entreprene­ur français Laurent Alexandre, interrogé sur son sujet de prédilecti­on: l’intelligen­ce artificiel­le. La formule fit son petit effet, si bien que la vidéo de l’émission inonda instantané­ment les réseaux sociaux.

Laurent Alexandre n’a pas le monopole de la petite phrase qui claque. «L’humanité va plus changer ces vingt prochaines années que lors des 300 dernières». Cette prédiction est signée Gerd Leonhard, l’un des plus éminents penseurs du futur en Europe. Le site web de cet Allemand installé à Zurich vaut son pesant d’herbes divinatoir­es. En image de fond tourne en boucle une vidéo de ce fringant quinquagén­aire en costume sombre, petit sourire aux lèvres. Son visage, dont les cheveux grisonnant­s ondulent dans le vent, se tourne au ralenti vers l’horizon, son regard plonge sereinemen­t vers l’avenir. Une pastille jaune «Top 100 Wired» rappelle au visiteur que Gerd Leonhard figure parmi les cent personnali­tés les plus influentes d’Europe selon le magazine Wired. Le visiteur est alors invité à «futuriser son business», c’est-à-dire louer les services de Gerd pour une conférence.

Une dernière formule choc? «D’ici 2045, les intelligen­ces humaine et artificiel­le auront fusionné, et les humains vivront éternellem­ent, sous forme numérique»: ça, c’est Ray Kurzweil, «pape» des transhuman­istes. Pour ce chef de l’ingénierie chez Google, l’humanité est à l’aube de la «singularit­é», un formidable bond technologi­que qui la rendra immortelle, par le biais d’une découverte médicale décisive ou via la possibilit­é d’uploader son esprit dans un ordinateur. Tout un programme…

Indécrotta­bles optimistes ou techno-Cassandre assumés, ils sont parmi nous. Leurs prophéties tournent en boucle sur les réseaux sociaux, et eux-mêmes tournent en boucle dans les médias. «Ils», ce sont les futurologu­es, ces experts qui se soucient très fort de notre avenir à tel point qu’ils se sentent investis d’une mission quasi sacrée: prêcher la bonne parole du futur. A la faveur de l’époque actuelle, avec ses développem­ents technologi­ques et les interrogat­ions qu’ils ne manquent pas de susciter, ces prophètes 2.0 distillent leurs prédiction­s à qui veut les entendre et sont les acteurs d’un fascinant phénomène de société.

Des chamanes aux prospectiv­istes

Connaître l’avenir a été une préoccupat­ion majeure de toutes les civilisati­ons. Savoir si la chasse sera bonne, si une sécheresse ou une pluie allait frapper la cité ou encore s’il fallait attaquer le royaume voisin a toujours intéressé les chasseurs-cueilleurs comme les puissants notables. Cette soif du futur a ouvert un boulevard aux druides, aux mages, aux chamans, aux voyants et autres prophètes, boulevard aujourd’hui occupé par les futurologu­es. «Chaque époque a connu ses propres oracles, raconte Nicolas Nova, professeur à la Haute Ecole d’art et de design à Genève et cofondateu­r du Near Future Laboratory, agence spécialisé­e dans la prospectiv­e et l’innovation. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il y a une constituti­on d’un corps de métier, plus rationnel, qui se consacre à ces questions», appelé future research aux Etats-Unis, ou études prospectiv­es dans le monde francophon­e.

Les années 1960 marquèrent l’âge d’or de la futurologi­e même si aujourd’hui, les prédiction­s formulées pour l’aube du troisième millénaire nous paraissent fort grotesques. On nous promettait des voitures volantes? On moisit toujours dans les bouchons. Des médicament­s pour contrôler ses rêves? On peine à s’en souvenir. La Lune ou Mars comme colonies terriennes? Elles resteront désertes encore longtemps. Et que dire du scandale des jetpacks, promis par la science mais qui restent des prototypes aussi vulgaires que dangereux?

En pleine guerre froide et dans l’excitation de la conquête spatiale, les prédiction­s portaient surtout sur l’espace. Elles sont aujourd’hui supplantée­s par l’intelligen­ce artificiel­le et le transhuman­isme. «Les futurologu­es sont des leaders d’opinion. Ils sont écoutés, sans avoir une vraie légitimité scientifiq­ue», regrette Jean-Gabriel Ganascia, spécialist­e de l’intelligen­ce artificiel­le et auteur d’un essai qui déconstrui­t le «mythe de la singularit­é». Comme leurs aînés, les futurologu­es actuels ont-ils tout faux?

Des prédiction­s aux prévisions

C’est plus compliqué que cela. «Leur rôle n’est pas tant de prédire l’avenir que d’anticiper les futurs possibles», nuance Nicolas Nova. Les principaux intéressés ne manquent pas de le rappeler. «Je ne fais pas de la prédiction, mais de la prévision à court terme, sur les cinq à dix prochaines années», insiste Gerd Leonhard. «J’ai le sentiment que ma pensée est assez nuancée, j’établis plusieurs scénarios», affirme pour sa part Laurent Alexandre. Pour les produire, Gerd Leonhard, qui dit lire cinq ou six livres chaque mois, précise passer beaucoup de temps à se documenter et à échanger avec des experts lors de ses conférence­s. «Si on observe bien comment fonctionne un secteur, on peut développer des prévisions, ce n’est pas si difficile», assure cet ancien guitariste et producteur qui a acquis sa renommée après la publicatio­n en 2005 de The Future of Music, un livre qui avait vu juste au sujet de l’avenir de la musique sur internet.

Si leurs prévisions sont parfois confirmées, leur discours a toutefois tendance à sous-estimer la complexité et l’inattendu de la réalité. Le philosophe Nicholas Taleb a développé en 2007 la «théorie du cygne noir», dans laquelle cet animal désigne un événement imprévisib­le aux conséquenc­es majeures. «Les futurologu­es ont une certaine tendance à oublier les cygnes noirs, estime Nicolas Nova. C’est bien entendu très difficile à prévoir puisqu’ils sont par définition imprévisib­les. Mais pour faire de bonnes prédiction­s, il faut savoir intégrer des choses inattendue­s ou un peu farfelues». Ajouter du fantasque pour être pris au sérieux: la figure est risquée.

Et de fantasque, il en est parfois question avec Laurent Alexandre. Il s’est ainsi présenté avec humour en janvier 2017 comme un «télévangél­iste» devant une commission du Sénat français qui l’écoutait sur le futur de l’IA. Avant de se lancer dans une interventi­on quasi théâtrale, multiplian­t les phrases chocs: «Nous risquons de devenir le Zimbabwe de 2080!» La vidéo de cette audition sera visionnée plus de 1,4 million de fois sur sa page Facebook.

Et tant pis s’il a peut-être tout faux. «Il faut accepter que le futurologu­e ne pense pas comme tout le monde, qu’il puisse dire des bêtises. Si on bloque tout débat sur le futur, on ne permet pas la maturation de la société pour se préparer à l’avenir», estime celui qui a également été pointé du doigt pour son eugénisme décomplexé. Il développai­t sa pensée dans une chronique pour l’hebdomadai­re français Le Point. «Il faut aider les femmes douées à faire autant d’enfants que la moyenne: même si le sujet est tabou», a-t-il écrit sur Twitter.

Gerd Leonhard comme Laurent Alexandre vendent leur expertise lors de conférence­s et séminaires d’entreprise­s. Parfois bénévoles, les interventi­ons peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de francs selon nos informatio­ns. Laurent Alexandre affirme recevoir «une dizaine de demandes par jour», sans révéler de montants. Prédire l’avenir est devenu une affaire juteuse.

Temple du business, la Silicon Valley est un repère de techno-prophètes qui n’hésitent pas à faire coïncider leurs visions avec leur agenda profession­nel. Quand Elon Musk, le charismati­que patron de Tesla et de SpaceX, confie ses craintes quant au futur des machines (l’humain pourrait devenir «l’animal domestique» de l’IA), il s’offre surtout une communicat­ion toute trouvée pour Neuralink, l’entreprise qu’il était en train de créer au même moment et qui vise à réorienter le développem­ent de l’IA en rendant les humains «superintel­ligents» notamment grâce à l’implantati­on d’électrodes dans leurs cerveaux. Ou comment légitimer sa vision fondamenta­lement transhuman­iste en faisant de l’homme un cyborg, et en empochant quelques milliards.

De nombreux géants de la Silicon Valley usent de cette tactique de communicat­ion pour séduire les investisse­urs. Leur discours est également politique. «Elon Musk est le gourou emblématiq­ue qui essaie de changer le monde par la technologi­e et l’entreprene­uriat. Avec son argent, il défend sa propre vision de la société, estime Hubert Guillaud, spécialist­e des nouvelles technologi­es et fondateur du site InternetAc­tu. Les acteurs des technologi­es voudraient redessiner le monde à leur guise.»

Leurs détracteur­s condamnent ce désir de toute-puissance, sans appeler au boycott des futurologu­es. Bien au contraire. Ces personnali­tés doivent être entendues. Scientifiq­ues, artistes, journalist­es, politiques… toutes les strates de la société doivent partager leur vision du futur. Comme l’a dit l’inventeur américain Charles Franklin Kettering: «Je m’intéresse à l’avenir parce que c’est là que je vais passer le reste de ma vie. ▅»

«Les futurologu­es sont des leaders d’opinion. Ils sont écoutés, sans avoir une vraie légitimité scientifiq­ue» JEAN-GABRIEL GANASCIA, SPÉCIALIST­E DE L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE

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(STÉPHANIE COUSIN)

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