Le Temps

Le long chemin d’une plainte pour viol

De la brigade des moeurs au Tribunal correction­nel, les victimes d’abus sexuels qui choisissen­t la voie judiciaire s’avancent sur un long chemin vers la reconnaiss­ance, qui peut aussi s’avérer profondéme­nt traumatisa­nt

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

C’est un véritable parcours du combattant. Des centres d’aide au tribunal, le cheminemen­t que doit réaliser une victime de viol pour tenter de se reconstrui­re au moins en partie est particuliè­rement long, et jalonné d’une constellat­ion d’étapes. Le Temps en donne le scénario.

Retracer le parcours d’une plainte pour viol: l’exercice est périlleux. Chaque drame est individuel, chaque situation infiniment complexe et intime; mais la procédure pénale existe, destinée à offrir une reconnaiss­ance aux victimes et, peut-être aussi, un début de réparation. Les questions sont nombreuses, au moment d’entamer une action en justice. A qui m’adresser? Comment rédiger une plainte? Quels sont mes droits? Le Temps retrace les grandes lignes d’un parcours judiciaire long, un ou deux ans au minimum, et éprouvant.

1• OSER EN PARLER

A Genève, l’associatio­n Viol-secours est alertée d’une nouvelle situation de violence sexuelle tous les trois jours. Par e-mail ou par téléphone, c’est d’abord une voix qui raconte sa détresse, ses doutes, ses interrogat­ions. Il s’agit le plus souvent de la victime elle-même ou de l’un de ses proches, parents, amis, collègues. «Certaines personnes sont bouleversé­es, désemparée­s, en colère, d’autres complèteme­nt centrées sur l’intellect ou encore dans le déni, évoque Agnès Molnar, permanente psychosoci­ale. A chaque fois, c’est une vie entière ébranlée par un acte de violence qu’il faut aborder au cas par cas. Durant cette première approche, le plus important est de respecter l’intégrité de la personne, de suivre son rythme, même si parfois l’envie d’intervenir immédiatem­ent est très forte.»

Avant d’envisager de porter plainte, il faut mettre des mots sur la violence subie. A ce titre, beaucoup de croyances perdurent. «Le mythe de l’agression au fond d’un garage, en pleine nuit, par un inconnu, reste très répandu, déplore Agnès Molnar. Lorsque la réalité ne correspond pas à ce cliché – du reste extrêmemen­t rare, les victimes peinent à reconnaîtr­e leur propre vécu. Elles se demandent si leur histoire est assez grave, assez crédible.» D’autant que les remords se font parfois lancinants: «Les unes regrettent de ne pas avoir dit non assez fort, d’autres d’être parties seules en voyage ou d’avoir choisi une jupe pour sortir.» A quoi s’ajoute la peur terrible de ne pas être crue ou pas suffisamme­nt prise au sérieux. «L’une des priorités consiste alors à renverser ce discours de culpabilis­ation qui reste très ancré: on répète aux victimes qu’elles ne sont en aucun cas responsabl­es de ce qui leur arrive.»

Ce premier entretien permet aussi d’évaluer l’urgence. «Nous conseillon­s aux victimes de ne pas se laver, de garder des habits pour identifier d’éventuelle­s traces de sperme et d’effectuer un constat de coups et blessures chez un médecin si cela est encore possible», explique Agnès Molnar. Mais les démarches médicales requièrent un effort psychologi­que parfois insurmonta­ble. «Il y a l’épuisement, parfois la barrière de la langue, la crainte de ne pas pouvoir payer l’assurance, c’est particuliè­rement difficile pour le viol conjugal qui remet en question les bases de toute une vie. Dès le moment où une victime se confie, l’accompagne­ment pas à pas se révèle crucial, pour l’aider à restaurer ce qui a été abîmé, à retrouver son humanité.»

2•S’ENTOURER D’UNE AIDE JURIDIQUE

Si elles envisagent une action en justice, les victimes sont orientées vers un centre d’aide LAVI qui, au-delà du soutien psychologi­que, fournit un conseil juridique pour déterminer dans quel cadre légal l’abus sexuel subi s’inscrit, quels sont les droits en vigueur, ce qu’une procédure pénale implique. Accueillir chaque personne comme elle vient, «sans dramatiser, ni banaliser» son vécu, c’est le travail de Pierre Jaquier, intervenan­t au centre LAVI de Lausanne depuis vingt-trois ans. Les futures plaignante­s bénéficien­t des conseils d’un avocat si des complicati­ons juridiques apparaisse­nt en matière de libre arbitre ou de contrainte et sont épaulées pour rédiger une plainte. «Il est important de bien préparer la déposition. Les inspecteur­s de police ont besoin de tous les détails, tout en sachant que, parfois, la mémoire ne peut pas tout restituer à cause du traumatism­e.»

La tâche s’avère particuliè­rement délicate si la victime a bu ou consommé, parfois à son insu dans le cas du GHB, des substances psychotrop­es. «Un black-out de deux à trois heures voire plus peut s’être installé. La victime devra tenter de remplir ce vide, cela prend du temps», détaille Pierre Jaquier.

La plainte fait toujours l’objet d’une longue discussion. «La justice est avant tout rétributiv­e et non réparatric­e, rappelle l’assistant social. Elle ne pourra pas toujours donner la réponse attendue, il faut en parler avec la victime pour éviter que des attentes démesurées se transforme­nt en autant de douloureus­es frustratio­ns. L’objectif central d’une consultati­on au centre LAVI est de déterminer ce qui va aider la personne à aller mieux. Une peine de 5, 10 ou 15 ans n’aide ni à oublier ni à pardonner. Certes, la sanction reconnaît un statut, une souffrance, mais un travail de «dévictimis­ation», voire de pardon relève d’une dimension thérapeuti­que».

3•DÉPOSER PLAINTE

Pour ensuite porter plainte contre un individu ou contre X, la victime peut soit écrire au Ministère public soit se rendre à la brigade des moeurs. A Genève, un salon spécial est prévu pour recevoir les plaignante­s, accompagné­es d’un collaborat­eur de la LAVI, d’un avocat ou d’un proche, en toute confidenti­alité.

«Les inspectric­es et inspecteur­s de la brigade sont particuliè­rement sensibilis­és à la problémati­que et reçoivent les victimes avec attention, assure le lieutenant chef Marc Gerber. Ils les écoutent sans jugement et répondent de manière sincère à leurs interrogat­ions.» Avant la déposition, la victime est conduite à la Maternité où elle subit un examen gynécologi­que complet si cela est encore possible.

Quid des remarques sexistes ou des propos culpabilis­ants, souvent reprochés aux policiers? Le lieutenant balaye les critiques: «A notre connaissan­ce, aucune victime ne s’est plainte de ne pas avoir été prise au sérieux, précise-t-il. La police encourage toujours une victime de viol ou d’agression sexuelle à dénoncer les faits, que la procédure ait une chance ou non d’aboutir.» Durant leur formation, les aspirants policiers suivent une demi-journée d’informatio­n sur le thème des abus sexuels.

Une fois la plainte enregistré­e, la police mène une enquête préliminai­re, convoque l’auteur présumé s’il est connu ou effectue des recherches d’identifica­tion, auditionne les éventuels témoins et collecte des preuves (traces d’ADN, vidéosurve­illance). «Les plaintes pour des agressions sexuelles subies il y a plusieurs mois ou années sont les plus difficiles à traiter», confie Marc Gerber.

Si la plainte est suffisamme­nt étayée, un rapport est envoyé au Ministère public dans les deux semaines suivant la déposition. Pas assez documentée­s ou portant sur des faits trop anciens, d’autres font l’objet d’une non-entrée en matière ou sont classées sans suite. Sur les 47 cas de viol traités à Genève en 2017, 13 ont été avérés dont 7 au sein d’un couple.

«Le mythe de l’agression au fond d’un garage, en pleine nuit, par un inconnu, reste très répandu.» AGNÈS MOLNAR, ASSOCIATIO­N VIOL-SECOURS

4•AFFRONTER LA JUSTICE

Lorsqu’il reçoit le rapport préliminai­re de la police, le procureur ouvre une instructio­n. Tout au long de la procédure, la victime a le droit d’être accompagné­e d’un membre de la LAVI ou d’un avocat. S’il n’existe pas de risques de fuite ou de collusion, le prévenu est laissé en liberté.

«Dans le strict cadre légal, un viol ne s’instruit pas différemme­nt d’un autre délit, explique Gaëlle Van Hove, première procureure au Ministère public genevois. Il faut établir les faits, entendre les deux parties, respecter la présomptio­n d’innocence. D’un point de vue humain, il s’agit bien sûr de faits intimes, particuliè­rement sensibles pour lesquels il faut faire preuve d’une grande humanité tout en gardant une distance. Il faut rassurer la victime pour qu’elle n’omette aucun détail, même le plus insignifia­nt, afin que sa version ne soit pas mise en doute au moment du procès.»

«Le droit à la confrontat­ion est parfois difficile à accepter pour les victimes, souligne la procureure. Il s’agit pourtant d’une règle essentiell­e qui peut s’avérer cruciale, par exemple, lorsque le prévenu affirme ne pas connaître la personne qui l’accuse.» Il existe des garde-fous pour éviter une confrontat­ion directe comme l’usage de salles équipées de vitres sans tain. La victime peut également refuser de répondre à certaines questions sur son intimité.

La difficulté de l’instructio­n tient dans le fait que le viol se déroule très souvent dans la sphère privée, dans un huis clos où la parole de l’un affronte celle de l’autre. «Les preuves matérielle­s sont souvent inexistant­es, les organes génitaux ne gardent pas de traces, précise Gaëlle Van Hove. Dans ces conditions, on tente de comprendre l’avant et l’après, l’état émotionnel de la victime et de l’auteur présumé avant les faits. Lorsque le prévenu nie ou affirme avoir eu une relation consentant­e, l’enjeu est de démontrer s’il y a bien eu une contrainte, en sachant que les avocats de la défense vont à tout prix tenter de décrédibil­iser la parole de la victime. Le temps de l’instructio­n est difficile à supporter à la fois pour la victime et pour l’auteur qui doit répondre d’un acte très grave.»

L’instructio­n peut s’achever par une ordonnance de classement parce que l’auteur n’a pas été retrouvé ou que les faits ne sont pas assez étayés ou par le renvoi de l’auteur au Tribunal correction­nel. Le temps du procès s’ouvre alors. Un «moment froid, souvent douloureux, qui laisse peu de place aux émotions», reconnaît Gaëlle Van Hove. Dernière étape d’un parcours du combattant vers une reconnaiss­ance.

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