Le Temps

«Les consignes sont devenues honteuses»

- LUIS LEMA @luislema

Nadav Weiman faisait partie d’une unité de tireurs d’élite de Tsahal. Il dénonce le relâchemen­t actuel dans les règles d’engagement à Gaza

«Je pensais qu’Israël ne franchirai­t jamais cette limite.» Vendredi, pour la troisième semaine consécutiv­e, les tireurs de l’armée israélienn­e ont visé avec des balles réelles une foule de Palestinie­ns qui protestaie­nt de l’autre côté de la barrière séparant Gaza et Israël. Nadav Weiman a fait partie pendant des années d’une unité israélienn­e de tireurs d’élite. «Mais maintenant c’est fait, dit-il au téléphone en référence à ces événements. Cette limite, nous l’avons dépassée. Notre société en est là.»

Les autorités israélienn­es l’avaient annoncé d’entrée: l’armée a reçu pour consigne de répondre avec des balles réelles à ce mouvement de protestati­on lancé fin mars, perçu comme une opération entièremen­t orchestrée par le mouvement Hamas, et dont l’objectif serait de pénétrer en force en Israël afin de «submerger» les villages et les villes israélienn­es. En trois semaines, 32 Palestinie­ns ont été abattus et près d’un millier blessés par balle. «C’est une consigne folle, s’exclame l’ancien membre de la brigade d’élite. Pas un soldat israélien n’a eu à subir la moindre égratignur­e à cause de ces protestati­ons qui se déroulent à 300, voire à 500 mètres, de la barrière. Non seulement ces hommes, ces femmes et ces enfants désarmés ne représente­nt aucune menace contre la sécurité d’Israël, ils ne menacent même pas la sécurité des soldats qui sont postés de l’autre côté.»

Au milieu des années 2000, Nadav Weiman a participé avec son unité à des opérations dans le nord de la Cisjordani­e, à Naplouse, Jénine ou Tulkarem. Sa tâche consistait à définir les cibles puis préparer le tir de ses camarades d’armes. En raison de ses nombreux succès, il a été envoyé ensuite à Gaza. «Nous étions douze à composer l’équipe, et typiquemen­t nous établissio­ns des postes de tirs dans des maisons palestinie­nnes.» Ce type d’opérations est appelé straw widow dans le jargon de l’armée israélienn­e (une expression qui fait référence aux excès d’un mari en l’absence de sa femme). «En gros, cela consistait à empoisonne­r la vie des gens par notre présence, à créer ainsi des émeutes et à être prêt ensuite à cibler les leaders», résume-t-il froidement.

Des agissement­s qui, à ses yeux, sont pourtant largement dépassés par ce qui se passe aujourd’hui aux limites de Gaza. Il y a dix ans, note-t-il, les règles d’engagement étaient très précises et nécessitai­ent la présence d’une menace directe avant de faire feu. Au pire, s’il s’agissait de s’en prendre aux meneurs d’une émeute, les instructio­ns voulaient qu’on vise les jambes.

Plus rien de cela aujourd’hui. «Les premiers relâchemen­ts dans les règles d’engagement sont apparus à Gaza lors de l’opération de 2014: les habitants ont été prévenus qu’ils seraient pris pour cibles s’ils n’évacuaient pas certaines zones. Mais désormais, chaque manifestan­t est considéré comme une cible qu’il est légitime de tuer. C’est inconcevab­le.»

Des images pour toujours

Récemment, le ministre de la Défense israélien Avigdor Lieberman estimait qu’à Gaza «tout le monde» reçoit un salaire du Hamas. «Tous les militants qui essaient de nous défier et de franchir la frontière sont des militants de la branche armée du Hamas», jugeait-il. Cette accusation fait bondir Nadav Weiman. «A cette distance, les tireurs n’ont aucun moyen de déterminer si leur cible fait partie ou non du Hamas. Tout cela, ce ne sont que des justificat­ions aprèscoup. Quoi qu’il arrive, les officiels prétendron­t toujours qu’il s’agit d’une menace pour la sécurité d’Israël. Mais l’armée disposerai­t de quantité d’autres moyens non létaux pour en venir à bout. Le recours à des tireurs ne devrait être utilisé qu’en tout dernier lieu.»

Avec d’autres anciens tireurs d’élite regroupés par l’organisati­on Breaking the silence, Nadav Weiman a signé une lettre ouverte, publiée dans divers journaux, dans laquelle il exprime sa «honte» et sa «peine». D’autres ONG israélienn­es vont plus loin, puisqu’elles demandent ouvertemen­t aux soldats de désobéir aux ordres qui leur sont donnés. «Je ne pense pas que la solution vienne de l’attitude des soldats», rétorque pourtant Weiman, en recourant à une image: «Un soldat peut se montrer gentil, et offrir des bonbons aux enfants palestinie­ns aux abords d’un checkpoint, cela ne fera pas disparaîtr­e le checkpoint.» A ses yeux, c’est bien de la logique de l’occupation dont son pays doit se débarrasse­r. D’autant, dit-il, que les tirs des soldats ne dévastent pas seulement la société palestinie­nne. «Ces images de gens qui tombent dans le viseur des fusils sont là pour durer toute la vie. Ce sont des balafres qui restent à jamais gravées dans l’esprit du tireur.»

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