«Les consignes sont devenues honteuses»
Nadav Weiman faisait partie d’une unité de tireurs d’élite de Tsahal. Il dénonce le relâchement actuel dans les règles d’engagement à Gaza
«Je pensais qu’Israël ne franchirait jamais cette limite.» Vendredi, pour la troisième semaine consécutive, les tireurs de l’armée israélienne ont visé avec des balles réelles une foule de Palestiniens qui protestaient de l’autre côté de la barrière séparant Gaza et Israël. Nadav Weiman a fait partie pendant des années d’une unité israélienne de tireurs d’élite. «Mais maintenant c’est fait, dit-il au téléphone en référence à ces événements. Cette limite, nous l’avons dépassée. Notre société en est là.»
Les autorités israéliennes l’avaient annoncé d’entrée: l’armée a reçu pour consigne de répondre avec des balles réelles à ce mouvement de protestation lancé fin mars, perçu comme une opération entièrement orchestrée par le mouvement Hamas, et dont l’objectif serait de pénétrer en force en Israël afin de «submerger» les villages et les villes israéliennes. En trois semaines, 32 Palestiniens ont été abattus et près d’un millier blessés par balle. «C’est une consigne folle, s’exclame l’ancien membre de la brigade d’élite. Pas un soldat israélien n’a eu à subir la moindre égratignure à cause de ces protestations qui se déroulent à 300, voire à 500 mètres, de la barrière. Non seulement ces hommes, ces femmes et ces enfants désarmés ne représentent aucune menace contre la sécurité d’Israël, ils ne menacent même pas la sécurité des soldats qui sont postés de l’autre côté.»
Au milieu des années 2000, Nadav Weiman a participé avec son unité à des opérations dans le nord de la Cisjordanie, à Naplouse, Jénine ou Tulkarem. Sa tâche consistait à définir les cibles puis préparer le tir de ses camarades d’armes. En raison de ses nombreux succès, il a été envoyé ensuite à Gaza. «Nous étions douze à composer l’équipe, et typiquement nous établissions des postes de tirs dans des maisons palestiniennes.» Ce type d’opérations est appelé straw widow dans le jargon de l’armée israélienne (une expression qui fait référence aux excès d’un mari en l’absence de sa femme). «En gros, cela consistait à empoisonner la vie des gens par notre présence, à créer ainsi des émeutes et à être prêt ensuite à cibler les leaders», résume-t-il froidement.
Des agissements qui, à ses yeux, sont pourtant largement dépassés par ce qui se passe aujourd’hui aux limites de Gaza. Il y a dix ans, note-t-il, les règles d’engagement étaient très précises et nécessitaient la présence d’une menace directe avant de faire feu. Au pire, s’il s’agissait de s’en prendre aux meneurs d’une émeute, les instructions voulaient qu’on vise les jambes.
Plus rien de cela aujourd’hui. «Les premiers relâchements dans les règles d’engagement sont apparus à Gaza lors de l’opération de 2014: les habitants ont été prévenus qu’ils seraient pris pour cibles s’ils n’évacuaient pas certaines zones. Mais désormais, chaque manifestant est considéré comme une cible qu’il est légitime de tuer. C’est inconcevable.»
Des images pour toujours
Récemment, le ministre de la Défense israélien Avigdor Lieberman estimait qu’à Gaza «tout le monde» reçoit un salaire du Hamas. «Tous les militants qui essaient de nous défier et de franchir la frontière sont des militants de la branche armée du Hamas», jugeait-il. Cette accusation fait bondir Nadav Weiman. «A cette distance, les tireurs n’ont aucun moyen de déterminer si leur cible fait partie ou non du Hamas. Tout cela, ce ne sont que des justifications aprèscoup. Quoi qu’il arrive, les officiels prétendront toujours qu’il s’agit d’une menace pour la sécurité d’Israël. Mais l’armée disposerait de quantité d’autres moyens non létaux pour en venir à bout. Le recours à des tireurs ne devrait être utilisé qu’en tout dernier lieu.»
Avec d’autres anciens tireurs d’élite regroupés par l’organisation Breaking the silence, Nadav Weiman a signé une lettre ouverte, publiée dans divers journaux, dans laquelle il exprime sa «honte» et sa «peine». D’autres ONG israéliennes vont plus loin, puisqu’elles demandent ouvertement aux soldats de désobéir aux ordres qui leur sont donnés. «Je ne pense pas que la solution vienne de l’attitude des soldats», rétorque pourtant Weiman, en recourant à une image: «Un soldat peut se montrer gentil, et offrir des bonbons aux enfants palestiniens aux abords d’un checkpoint, cela ne fera pas disparaître le checkpoint.» A ses yeux, c’est bien de la logique de l’occupation dont son pays doit se débarrasser. D’autant, dit-il, que les tirs des soldats ne dévastent pas seulement la société palestinienne. «Ces images de gens qui tombent dans le viseur des fusils sont là pour durer toute la vie. Ce sont des balafres qui restent à jamais gravées dans l’esprit du tireur.»
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