Comment la Russie a acheté le biathlon
Un rapport de l’Agence mondiale antidopage révèle comment les Russes échappaient aux contrôles antidopage positifs et aux sanctions avec la complicité active et rémunérée d’Anders Besseberg, le président de la Fédération internationale de biathlon
Combien de grosses coupures peut-on faire rentrer dans une petite valise diplomatique? Le débat n’est pas tranché quand Grigori Rodchenkov, le directeur du laboratoire antidopage de Moscou, entre dans la pièce.
Alexander Tikhonov, vice-président de la Fédération internationale de biathlon (IBU), soutient qu’une telle mallette peut renfermer entre 200000 et 300000 dollars (entre 192000 et 289000 francs). Alexander Kravtsov, chef de mission de la Russie pour les Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, estime qu’on peut y faire tenir jusqu’à 400000 dollars. La question est importante: il s’agit d’estimer le montant qui a été remis au Norvégien Anders Besseberg, président de l’IBU, pour s’assurer de son soutien aux intérêts russes dans le biathlon.
La scène est présumée avoir eu lieu à l’été 2013. Elle a été relatée aux enquêteurs de l’Agence mondiale antidopage (AMA) par Grigori Rodchenkov lui-même, désormais lanceur d’alerte réfugié aux Etats-Unis. Selon un rapport confidentiel de l’AMA, que Le Monde a pu consulter, la Russie a noyauté depuis plusieurs années l’IBU selon un schéma similaire à celui éprouvé dans l’athlétisme.
Les enquêteurs ont recueilli les témoignages d’un informateur anonyme puis de Grigori Rodchenkov sur les relations entre les dirigeants du sport russe et ceux de l’IBU: le président Anders Besseberg et sa secrétaire générale, l’Allemande Nicole Resch.
Opération policière conjointe
Mardi 10 avril, les polices autrichienne et norvégienne ont procédé à des perquisitions, a annoncé l’AMA dans un communiqué, respectivement au siège de l’IBU à Salzbourg et au domicile d’Anders Besseberg. L’IBU a précisé dans un communiqué que Nicole Resch avait demandé à se mettre en retrait de ses fonctions pour la durée de l’enquête. Jeudi, Anders Besseberg s’est lui aussi mis temporairement en congé mais clame son innocence. Le journal norvégien Verdens Gang l’accuse pourtant d’avoir caché 65 cas de dopage russes, impliquant notamment 17 des 22 athlètes russes ayant participé aux épreuves de Coupe du monde cet hiver.
«Le but premier de la corruption est de protéger les athlètes russes dopés, écrit l’AMA dans son rapport bouclé fin 2017. La Russie a ciblé avec succès l’IBU, plus spécifiquement M. Besseberg et Mme Resch, afin qu’ils fassent avancer les intérêts russes. M. Besseberg et Mme Resch sont complices à parts égales et sont très probablement chacun au courant du rôle de l’autre dans la machination. […] L’efficacité de cette stratégie est mise en évidence par: le soutien inaltérable de M. Besseberg aux intérêts russes; la gestion suspecte des obligations du passeport biologique par Mme Resch; l’attribution initiale des Mondiaux 2021 à la Russie.»
Un rapport dévastateur
Les seize pages de ce rapport, signé de la main de Günter Younger, chef du service investigation de l’AMA, sont dévastatrices pour Anders Besseberg, premier et unique président de l’IBU depuis 1993. Artisan de l’explosion médiatique de ce sport, le Norvégien de 72 ans est, parmi les présidents de fédérations olympiques, le plus ancien à son poste. Son sixième mandat expire cette année. Anders Besseberg est aussi membre du conseil de fondation de l’AMA, son «gouvernement», depuis sa création en 2000.
En 2009, pour la première fois, le lanceur d’alerte Grigori Rodchenkov a entendu parler d’une relation privilégiée entre la Russie et l’IBU. Dans la bouche d’un vétéran du KGB, chargé lui-même de «superviser» cette relation. Depuis, les biathlètes russes ont remporté huit médailles olympiques et cinquante courses de Coupe du monde. Avec quel moteur? La place centrale du biathlon dans le programme russe de dopage organisé était déjà connue. L’enquête de l’AMA explique désormais comment il est passé au travers des contrôles et notamment d’une nouvelle méthode de détection, le passeport biologique. Comme la Fédération internationale d’athlétisme, l’IBU a tout fait pour qu’aucune procédure ne soit ouverte contre des Russes.
Gestion laxiste
L’IBU, d’après Grigori Rodchenkov, transférait les profils suspects de biathlètes russes à Rusada, l’agence russe antidopage, et ainsi «s’assurait que les athlètes dopés ne puissent pas être repérés». Les profils étaient étudiés dans le bureau d’Alexander Kravtsov, président de la Fédération russe de biathlon, en sa présence et par quatre spécialistes dont Grigori Rodchenkov luimême. «Les profils envoyés par l’IBU révélaient que près de 50% des biathlètes russes se dopaient», explique Grigori Rodchenkov, qui assure les avoir vus trois fois.
Le profil le plus suspect était, selon lui, celui du biathlète Evgeny Ustyugov. Malgré des valeurs sanguines anormales depuis 2010, Ustyugov n’avait jamais été inquiété par l’IBU. Entre-temps, le Russe a remporté deux titres olympiques et une médaille de bronze. Il a pris sa retraite à seulement 28 ans, en 2014. Une procédure pour dopage vient d’être ouverte à son encontre à la demande de l’AMA et elle pourrait déboucher sur un retrait de ses résultats, notamment de son titre olympique de la massstart à Vancouver (Canada) en 2010, acquis devant le Français Martin Fourcade.
«Sous le contrôle de Mme Resch, l’IBU a le programme de passeport biologique le plus problématique parmi les sports d’hiver en endurance, constatent les enquêteurs de l’AMA. Elle a été la dernière fédération internationale à introduire le programme biologique et à mener des contrôles hors compétition dans le cadre du passeport.»
Fréquents voyages en Russie
Les enquêteurs ont par ailleurs été mis au courant d’un étonnant dysfonctionnement lors des Jeux de Sotchi. Le 14 février 2014, l’IBU prélève des échantillons de vingt biathlètes de différentes nationalités et souhaite les analyser avec sa propre machine – une pratique fortement déconseillée par l’AMA. Ce jour-là, pourtant, la machine portable casse et l’IBU est contrainte d’envoyer les échantillons au laboratoire du Comité international olympique.
Seulement, cinq des vingt échantillons sont mystérieusement retardés: ils mettent plus de trente-six heures à rejoindre le laboratoire, alors contraint de les déclarer non valables en vertu des règles de l’AMA. Quatre de ces cinq échantillons appartenaient au relais masculin russe, qui remportera l’or huit jours plus tard. De nouvelles analyses ont ensuite permis d’identifier de forts indices de dopage dans deux de ces quatre échantillons invalidés.
L’IBU est de longue date perçue comme favorable à la Russie, qu’il s’agisse de son inertie après des affaires de dopage, de l’attribution répétée de grands événements ou du choix du vice-président de l’instance. Les accusations du docteur Rodchenkov et de l’informateur anonyme de l’AMA éclairent ces faits d’un jour nouveau.
L’AMA s’interroge sur les fréquents voyages en Russie d’Anders Besseberg, pour des chasses notamment, depuis plus de quinze ans. Et sur son train de vie fastueux – «superbe maison», trois voitures de luxe – peu en rapport avec ses revenus officiels d’agriculteur et son mandat de président de l’IBU, qui lui garantit une indemnité de 20000 à 30000 euros par an. L’enquête policière devra déterminer si des fonds russes, par exemple transmis dans une valise diplomatique, ont pu aider à améliorer ses fins de mois.
Les cas de dopage couverts concernent notamment 17 athlètes russes présents à la Coupe du monde cet hiver
La Russie a noyauté depuis plusieurs années l’IBU selon un schéma similaire à celui éprouvé dans l’athlétisme
Depuis 2002, Anders Besseberg a toujours été épaulé par un vice-président russe. «Besseberg est sous mon contrôle», aurait un jour dit Alexander Tikhonov à Grigori Rodchenkov. Tikhonov, légende de la discipline, a tenu le poste de vice-président de 2002 à 2010, années durant lesquelles il fit l’objet en Russie d’une enquête pour complicité de tentative de meurtre, puis d’une condamnation en 2007. L’odeur de soufre qui l’accompagnait n’avait jamais poussé Anders Besseberg à s’en séparer, malgré les demandes répétées d’autres dirigeants du sport.
Un vote douteux
Autre preuve du favoritisme dont aurait bénéficié la Russie: l’attribution, le 4 septembre 2016, des Championnats du monde 2021 à Tioumen (Sibérie). L’agence russe antidopage était alors déclarée non conforme par l’AMA depuis près d’un an: il était donc demandé aux fédérations internationales de tout faire pour ne pas attribuer de grande compétition à la Russie. Pourtant, face aux candidatures slovène et tchèque, la Russie avait été désignée au premier tour de scrutin. Selon l’informateur anonyme de l’AMA, la Fédération russe avait proposé entre 25000 et 100000 euros à des membres du congrès. Et avant le scrutin à bulletins secrets, Anders Besseberg «s’est levé et a demandé à toute l’assemblée de voter pour la Russie».
Il fallut cinq mois et des courriers pressants de l’AMA pour que l’IBU, menacée d’être déclarée non conforme à son tour, accepte d’annuler cette décision. Avant cela, Anders Besseberg a pris ses précautions: il s’est enquis de la possibilité que la Russie soit de nouveau candidate dans l’éventualité où l’agence antidopage russe (Rusada) serait réintégrée par l’AMA. Et il a repoussé la décision au congrès de 2018, afin de lui laisser une ouverture.
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